Sylvie Drapeau a grandi là où le Saint-Laurent se confond avec la mer, sur les rivages forestiers de la Côte-Nord. Depuis ses tout premiers regards, elle connaît l’incommensurable puissance et les humeurs changeantes du fleuve, ses violences incompréhensibles et ses grâces ineffables. Ainsi c’était dans l’ordre impérieux des choses que cette actrice plurielle s’empare de la souveraine symbolique du fleuve pour architecturer ses quatre romans, Le Fleuve, Le Ciel, L’Enfer et La Terre. Ces récits, inspirés de sa propre vie, racontent une histoire déchirante comme un mythe ancien. Avec la complicité de l’électrisante metteure en scène Angela Konrad — qui fait son entrée au TNM — Sylvie Drapeau vient nous offrir au théâtre son émouvante « sculpture de mots ».
Elles sont trois : la Petite, la Jeune Femme et la Femme, mais elles ne sont que les trois âges d’une même personne face à la nature imprévisible du fleuve. Toutes trois, elles disent la vitalité d’une famille aux enfants si nombreux qu’ils se surnomment « la meute ». Un jour de baignade ensoleillé, l’aîné est emporté par la marée montante sous les yeux impuissants de la Petite, créant au coeur même de la famille une brèche impossible à refermer : les débâcles s’enchaînent, chacune comme engendrée par la précédente, jusqu’à ce que la Femme décide de s’élancer vers les feux de la rampe afin d’accéder à la lumière.
À travers de véritables tableaux vivants, où un choeur de figurants recrée la famille, Sylvie Drapeau, Karelle Tremblay et la toute jeune Alice Bouchard racontent comment le théâtre peut donner sens au chaos de l’existence. Car être actrice, c’est être « arracheuse d’ombre ».
Texte original et adaptation Sylvie Drapeau
Mise en scène Angela Konrad
Avec Alice Bouchard, Sylvie Drapeau, Karelle Tremblay + Samuël Côté, Patricia Houle, Théo Macameau, Jeanne Madore, Alex-Aimée Martel,
Elle-Séane Martel, Rosalie Paytte, Edward Sheridan Moras
Crédits supplémentaires et autres informations
Décor Anick La Bissonnière
Co-conception des costumes
Angela Konrad, Pierre-Guy Lapointe
Éclairages
Sonoyo Nishikawa
Musique originale et bande sonore Simon Gauthier
Conception vidéo HUB Studio
Maquillages Angelo Barsetto
Perruques Rachel Tremblay
Conseiller en voix-diction Luc Bourgeois
Assistance à la mise en scène Stéphanie Capistran-Lalonde
Photo Jean-François Gratton
Production TNM
Quelques mois à peine après la publication de La terre, dernier tome de sa tétralogie amorcée avec Le fleuve, Le ciel et L’enfer, Sylvie Drapeau voit son œuvre prendre vie sur les planches dans une mise en scène d’Angela Konrad. Le spectacle consiste en « quatre adresses aux morts bien-aimés » de l’autrice, rassemblés sous le titre Fleuve. Ainsi, la Petite (Alice Bouchard), la Jeune Femme (Karelle Tremblay) et la Femme (Sylvie Drapeau) se relaient pour raconter le récit d’une vie marquée par la résilience devant la fatalité.
Le spectacle s’ouvre sur un dessin d’enfant représentant des créatures nageant dans la mer, signée par un certain Roch Drapeau. Malgré son apparente naïveté, ce dessin projeté sur l’immense scène du TNM annonce la mort imminente de l’enfant, telle une prophétie. Sylvie Drapeau a cinq ans lorsque son frère aîné se noie dans le fleuve Saint-Laurent, sous ses yeux et ceux de ses sœurs impuissantes. Pendant que la mère change la couche du plus petit de « la meute », l’aîné s’aventure trop loin et se fait engloutir par les vagues. Cet accident constitue l’élément déclencheur d’une série de tragédies collatérales qui ponctueront la vie de l’autrice-comédienne. Celle-ci verra sa mère mourir d’un cancer, accompagnera son frère Richard dans sa lutte contre la schizophrénie et subira un épuisement professionnel au moment même où sa plus jeune sœur mourra des suites d’un AVC. L’écriture de Fleuve agit donc comme une catharsis pour la comédienne, et marque le début de sa remontée vers la lumière. Alors que comme actrice, Sylvie Drapeau s’est glissée dans la peau des héroïnes de Williams, de Tchekhov, de Racine et de Shakespeare, c’est plutôt comme tragédienne de sa propre vie qu’elle se présente sur la scène du TNM.
Sylvie Drapeau reste toutefois le socle sur lequel repose le spectacle. Sa présence est émouvante, alors qu’elle semble avoir trouvé dans le théâtre un rare lieu de réconfort pour la soulager du poids des morts qui l’accompagnent.
La mise en scène d’Angela Konrad témoigne d’une lecture sensible au texte de Drapeau. C’est d’ailleurs elle qui a approché l’autrice pour lui faire part de son désir de travailler avec elle à l’adaptation théâtrale de son œuvre et qui a eu l’idée d’avoir recours à trois comédiennes représentant la narratrice à des âges différents. À ce titre, Alice Bouchard fait preuve d’une justesse et d’une assurance déroutantes dans son interprétation de la Petite, alors que Karelle Tremblay campe une Jeune Femme révoltée tout à fait crédible malgré une gestuelle parfois plaquée. Sylvie Drapeau reste toutefois le socle sur lequel repose le spectacle. Sa présence est émouvante, alors qu’elle semble avoir trouvé dans le théâtre un rare lieu de réconfort pour la soulager du poids des morts qui l’accompagnent. Elle adopte une posture plus distanciée que les deux autres actrices lorsqu’elle raconte les épisodes de sa vie. Le spectre de « la meute » plane dans Le fleuve, alors que la présence d’enfants figurants sur scène rappelle l’insouciance précédant la mort de Roch. Patricia Houle incarne la mère inquiète et fragile de la narratrice dans Le ciel et Samuël Côté, le père taciturne et impuissant de L’enfer. Mais c’est seule que Sylvie Drapeau habite la scène pour le tableau final, assurément le plus intime et le plus touchant de la pièce.
La scénographie d’Anick La Bissonnière et les vidéos conçues par Hub Studio (Antonin Gougeon et Thomas Payette) confèrent à l’environnement épuré un caractère apaisant qui contraste avec le poids du récit. Des projections au mouvement presque imperceptible représentent des visages en gros plan, ou encore des images de l’immensité de la nature (dont une baleine à couper le souffle) tournées sur la Côte-Nord, d’où est originaire Sylvie Drapeau. Le devant de la scène est recouvert d’un matériau miroitant qui rappelle le fleuve, dont la puissance est aussi aguichante que dangereuse. Les éclairages de Sonoyo Nishikawa participent à évoquer certains lieux réels (l’étroitesse d’une cabine téléphonique parisienne), imaginaires (le feu qui gronde dans la tête de Richard) ou mis en abyme (la chaleur des projecteurs d’une scène de théâtre) avec une délicatesse qui convient bien à l’écriture pudique de Drapeau. Bien que discrète, la conception musicale de Simon Gauthier contribue aussi à circonscrire l’atmosphère des quatre tableaux du spectacle. Saluons également le choix de la chanson Lindberg de Robert Charlebois et Claude Péloquin pour marquer la transition entre Le fleuve et Le ciel. Cet air emblématique de la culture québécoise de la fin des années 60, qui rend hommage à l’aviateur Charles Lindbergh, symbolise aussi le départ de Roch survenu l’année même de la sortie de la chanson.
Si le deuil et la mort planent tout au long de Fleuve, c’est plutôt la lumière qui ressort de la pièce, ainsi que la force des femmes qui veillent sur la fratrie des Drapeau comme des louves protègeraient leur meute.
17-11-2019