Personne d’autre que Tchekhov n’a mieux compris comment chacun et chacune d’entre nous, ici, aujourd’hui, maintenant, peut secrètement vivre d’immenses passions et rêver d’une vie plus exaltante. Mais ces désirs puissants qui nous tiennent en vie, va-t-on vraiment risquer de les réaliser ? Tout Tchekhov est là dans cette seule question… Alors qu’il est au sommet de son art, René Richard Cyr aborde enfin le grand dramaturge russe et son théâtre, où les personnages sont si vrais, si humains, si pareils à nous, que l’on en vient à les voir comme des personnes que l’on connaît depuis longtemps.
Dans une petite ville égarée au fond de l’infinie steppe russe, Olga, Macha et Irina, les trois filles du général Prozorov mort un an plus tôt, n’en peuvent plus de cet endroit désolé où leur père avait été nommé commandant de batterie. Elles n’ont qu’un désir : retourner à Moscou, où elles ont grandi, choyées, au milieu d’une société brillante. Avec le mariage de leur frère à une indifférente pimbêche locale et l’arrivée en poste du lieutenant-colonel Verchinine — séduisant, cultivé, tourmenté — venu prendre la relève de leur père, le rêve moscovite des trois soeurs se gonfle d’une vigueur nouvelle qui, peu à peu, s’affole.
Pour incarner nos trois soeurs, René Richard Cyr a choisi des comédiennes d’exception qu’une mystérieuse sororité semble unir : Evelyne Brochu, Noémie Godin-Vigneau et Rebecca Vachon.
Texte Anton Tchekhov
Mise en scène René Richard Cyr
Avec Émilie Bibeau, Evelyne Brochu, Éric Bruneau, Vincent Côté, Guillaume Cyr, Noémie Godin-Vigneau, Michelle Labonté, Robert Lalonde, Benoît McGinnis, Frédéric Paquet et Rebecca Vachon
Crédits supplémentaires et autres informations
Décor François Vincent, d'après une idée originale de René Richard Cyr
Costumes
Mérédith Caron
Éclairages
Étienne Boucher
Musique originale
Michel Smith
Assistance à la mise en scène Marie-Hélène Dufort
Photo Jean-François Gratton
Durée 1h45, sans entracte
Tarifs de 35$ à 75$ selon la section choisie
Production TNM
Mettre en scène une œuvre du célèbre dramaturge russe Anton Tchekhov n’est pas chose aisée. Bien que la complexité de ses personnages en fascine plusieurs depuis leur création, il est difficile de rendre justice à ceux-ci dans une légèreté qui saura divertir l’auditoire de théâtre populaire tout en satisfaisant les grands puristes de ce théâtre introspectif. René Richard Cyr qui signe la traduction et la mise en scène de Les trois sœurs présentée ces jours-ci au TNM semble y être parvenu en toute simplicité. Réduisant la pièce à onze personnages qu’il a choisi d’emprisonner sur leur propre propriété sans possibilité de sortir, l’homme de théâtre fait s’activer une distribution cinq étoiles pour livrer l’essentiel d’un texte toujours d’une densité remarquable.
Le rideau s’ouvre sur des comédiens qui ne manquent pas de panache grâce aux fabuleux costumes imaginés par Mérédith Caron. Dégageant déjà une forte personnalité bien définie, tous annoncent, par leur prestance, le début d’une performance dramatique intelligente et riche. Méconnaissable en baron laid, Benoît McGinnis gagne le cœur du public dès sa première réplique. Personnifiant le vieil Ivan Tchéboutykine avec une vivacité comique, Robert Lalonde paraît avoir un plaisir contagieux alors que chaque intervention lui vaut un rire général. Quant à Michelle Labonté qui incarne la vieille domestique Anfissa avec une douceur des plus sincères, elle parvient à s’attirer la sympathie nécessaire pour que la cruelle et manipulatrice Natacha, une Émilie Bibeau tout en nuances, semble encore plus terrifiante à ses côtés. D’une fragilité étonnante, l’imposant Guillaume Cyr joue Andrei Prozorov, frère des trois sœurs, avec un regard pessimiste sur la vie. Sa simple présence met en lumière l’absurdité des autres qui s’entêtent à faire la fête malgré le malheur qu’ils ont au fond du cœur. Toutes ces prouesses d’acteurs prouvent, une fois de plus, l’excellence de René Richard Cyr à diriger ses interprètes afin que chacun donne à voir un personnage pertinent.
Toutes ces prouesses d’acteurs prouvent, une fois de plus, l’excellence de René Richard Cyr à diriger ses interprètes afin que chacun donne à voir un personnage pertinent.
Le trio de sœurs formé par Noémie Godin-Vigneau, Evelyne Brochu et Rebecca Vachon réunit des comédiennes en pleine maîtrise de leur art. Ayant parfaitement saisi le côté protecteur d’Olga, l’aînée, Godin-Vigneau offre un jeu crédible nourri par un aplomb inébranlable. Vachon incarne la benjamine avec naïveté sans tomber dans la caricature. Elle partage de beaux moments avec McGinnis et un bref duo particulièrement éprouvant qui révèle un Vincent Côté dont l’intensité de son officier Soliony donne froid dans le dos. La cadette des sœurs Prozorov trouve une force indéniable à travers l’incarnation qu’en fait Evelyne Brochu, comédienne de grand talent. Capable de naviguer entre un détachement des plus déstabilisant et une passion effrénée, celle-ci donne au personnage de Macha une vulnérabilité derrière sa force de caractère, ce qui la rend encore plus attachante. La complicité qu’elle partage avec Éric Bruneau dans le rôle d’un sympathique lieutenant-colonel Verchinine permet des échanges de regards, de gestes et de répliques drôlement savoureux. Bruneau réussit à jouer une telle vivacité d’esprit que le personnage de Frédéric Paquet, le mari cocu, s’avère des plus niais. Ce contraste ne peut que réitérer à quel point les comédiens ont bénéficié d’un encadrement favorable au développement de personnages tous autant distincts.
D’après une idée originale du metteur en scène, François Vincent a créé un décor dépourvu d’échappatoires. Coincés dans un espace restreint à ce qui paraît être des murs de bois sans éclat, les onze comédiens n’ont même pas besoin de jouer la platitude de leur quotidien. Elle est là, figée dans ce décor oppressant qui semble surplomber les personnages bien petits comparés à sa hauteur. La musique de Michel Smith tout comme l’éclairage d’Étienne Boucher paraissent aussi aller en ce sens, alors que leur travail ne sert volontairement en rien à l’atmosphère de fête ou de bonheur que tous se tuent à faire croire. Seuls les maquillages et coiffures de Jean Bégin agencés aux costumes de Caron parviennent à donner un côté frivole bienvenu à la représentation.
Menée par la main d’un maître comme René Richard Cyr, cette nouvelle adaptation de la pièce tchékhovienne Les trois sœurs a certainement de quoi divertir. Assuré par une distribution d’expérience, le spectacle ne manque pas de couleurs, malgré une conception à l’image de la vie assez monotone de ses protagonistes. Pourvue d’un texte permettant une absurdité comique sans dénaturer le propos pessimiste de l’auteur sur l’humanité, cette production rend hommage à une œuvre brillante qui a le succès qu’elle mérite.
06-03-2020