Parmi une faune bigarrée, qui mêle vrais et faux mendiants, policiers corrompus, escrocs et prostituées, se détache la silhouette inquiétante de Mackie-le-Couteau. L’ultime frasque de ce bandit habitué des bordels? Avoir épousé sans cérémonie la fille de Jonathan Jeremiah Peachum, qui règne en maître sur le commerce de la mendicité. Décidé à ne pas céder sa Polly à un gendre si peu recommandable, Peachum engage une guerre sans merci contre Mackie. Menaces, délations, trahisons et tentatives de corruption entourent l’affrontement des deux hommes, qui dépasse vite le différend personnel pour s’élargir à la société tout entière. La pièce, certainement la plus grinçante des comédies musicales, a été créée en 1928. Brecht y met en scène une communauté joyeuse mais impitoyable, où le crime est la norme, la moralité une étourderie, le mensonge un moyen parmi d’autres d’exploiter son prochain.
Revisitant cette fable mythique, Brigitte Haentjens et son complice, l’écrivain et traducteur Jean Marc Dalpé, délaissent le pittoresque des bas-fonds londoniens pour transposer l’action à Montréal en 1939. Leur adaptation mordante servie par une distribution éblouissante souhaite renouer avec la férocité originelle de l’œuvre et faire retentir le chaos d’un monde où, comme le dit Brecht, « celui qui rit n’a pas encore reçu la terrible nouvelle ».
Section vidéo
deux vidéos disponibles
Direction musicale Bernard Falaise
Équipe de création Marie-Hélène Dufort, Dominique Cuerrier, Florent Siaud,
Anick La Bissonnière, Yso, Guy Simard, Angelo Barsetti, Frédéric Auger, Julie Measroch,
Jean-François Landry, Sébastien Béland
Du 28 février au 3 mars 2012 au Théâtre français du Centre national des Arts, Ottawa.
Billetterie : 1 888-991-2787
Production Sibyllines
par Olivier Dumas
Il était curieux de voir sur la même affiche de théâtre les noms de Brigitte Haentjens et de Bertolt Brecht. Privilégiant les écritures fortes, la directrice artistique de la compagnie Sibyllines avait jusqu’à présent concentré ses énergies sur des œuvres et auteurs rarement montés dans les théâtres institutionnels. D’autant plus que le Québec avait eu droit l’année dernière à deux productions différentes de L’opéra de Quat’Sous. Sur la scène de l’Usine C, le résultat expose une brillante relecture de ce classique du théâtre du 20e siècle.
Si l’on exclut l’œuvre chorale Tout comme elle d’après le texte de Louise Dupré qui comprenait une cinquantaine de comédiennes, Brigitte Haentjens est surtout reconnue pour son travail sur des «petites formes». Plusieurs spectateurs se souviennent probablement du remarquable solo La nuit juste avant les forêts de Bernard-Marie Koltès, présentées à deux reprises avec respectivement James Hyndman et Sébastien Ricard. Souvent avec un seul interprète en scène, elle sait recréer une atmosphère de tension, parfois à la limite du supportable (notamment son 20 novembre de l’an dernier). Malgré certaines aventures moins concluantes (Blasté), la femme de théâtre inscrit toujours son travail dans une démarche approfondie de ses sujets.
La metteure en scène a réuni ici plus d’une vingtaine d’artistes sur scène, dont certains visages marquants de ses réalisations précédentes (Sébastien Ricard, Marc Béland, Céline Bonnier). Et chacun des membres de la distribution (même les petits rôles) joue sa partition à la perfection, tout en créant une solide cohésion comme troupe.
Crée en 1928, L'opéra de Quat'Sous a consacré Bertolt Brecht comme auteur dramatique et théoricien du théâtre épique. La musique de Kurt Weil voulait à l’origine secouer le public par opposition aux réconfortantes chansons de comédies musicales. Même si la pièce fut écrite un an avant l’effondrement boursier de Wall Street, sa critique virulente à l’égard du capitalisme sauvage demeure d’une brûlante actualité. Mais sa portée poétique transcende également les courants et idéologies qui pourraient la figer dans une époque précise.
Pour cet Opéra de Quat’Sous, les huit tableaux sont annoncés comme le procédé de distanciation mis de l’avant par l’auteur. L’enivrante et troublante musique de Weil est dirigée d’une main de maître par Bernard Falaise. L’histoire s’amorce le mariage du chef de bande (renommé Mackie le couteau) avec Polly Peachum, la fille du «protecteur» des nombreux mendiants qui pullulent dans les rues de la ville. Mais le père et la mère de celle-ci s'opposent au mariage par crainte de perdre une partie de leurs profits. S’ensuit une série de personnages louches, autant d’ambitieuses créatures de la nuit qui ne lésinent pas sur leurs charmes, de petits truands ratés et des membres de l’ordre corrompus jusqu’à la moelle.
Par un désir de rapprocher le texte de Brecht au contexte québécois, Brigitte Haentjens a transposé l’action dans le Red Light de Montréal à la fin des années 1930 peu de temps avant la venue du cortège royal de George VI. Dans une langue très populaire, avec une forte utilisation du joual par moment, l’adaptation fonctionne parfaitement par son dynamisme sans trahir le sens original de l'œuvre. Épousant l’atmosphère du postexpressionnisme, ce travail tend un miroir sur nos sociétés occidentales qui s’enfoncent dans les mêmes chimères.
Cette nouvelle traduction est le fruit heureux de Jean-Marc Dalpé. Après son remarquable travail dans le Hamlet l’an dernier au TNM, il réussit à rendre fluide et claire la poésie brechtienne. Par ailleurs, les paroles des différentes chansons qui parcourent le spectacle d’une durée de 2h30 sans entracte s’écoutent agréablement contrairement aux lourdeurs présentes dans la traduction de René Daniel Dubois de la même pièce au TNM à l’automne 2010.
Comme dans les productions antérieures de Sibyllines, la distribution se révèle remarquable. Sébastien Ricard insuffle à son Mackie l’ensorcelant machisme nécessaire au rôle tout comme la majestueuse autorité de Mme Peachum, que rend avec aplomb Kathleen Fortin. Parmi les autres prestations à souligner, Céline Bonnier traduit parfaitement la vulnérabilité de l’écorchée Jennie, alors qu’Ève Gadouas exprime parfaitement le double visage de Polly.
À la sortie de l’Usine C, un spectateur averti soulignait la radicalité de l’approche de Brigitte Haentjens pour exposer l’acuité du discours de Brecht. Ainsi, grâce à ses collaborateurs talentueux, son Opéra de Quat’Sous démontre une vision personnelle qui se confirme par ce spectacle de haute tenue.