En 1943, le Néerlandais Jeroen Brouwers est placé à l’âge de trois ans avec sa sœur, sa mère et sa grand-mère dans un camp d’internement en Indonésie, contrôlé par les Japonais. Trente-huit ans plus tard, alors que sa mère meurt, il se lance dans l’écriture de Rouge décanté et réveille cette période douloureuse de son passé (et de son pays) qui a irrémédiablement brisé les liens avec sa famille.
Ce roman, chef-d’œuvre de la littérature et prix Fémina étranger 1995, prend vie sur scène grâce au magistral Dirk Roofthooft, qui se fait le passeur de ce chant magnifique sur « le souvenir impossible et l’impossibilité de ne pas se souvenir ».
Soucieux d’amener le public au plus profond de l’intime, le metteur en scène Guy Cassiers met au point un système de vidéos et un dispositif sonore qui fragmentent le corps et intensifient la voix pour faire résonner le pouls de ce récit déchirant. Utiliser les ressorts technologiques pour mieux révéler la sensibilité du texte, voilà le pari réussi de Rouge décanté.
Guy Cassiers développe un théâtre multimédia avec l’emploi de caméras, de projections vidéo, de voix amplifiées et de musique interprétée en direct. Adaptant pour la scène des romans de Marguerite Duras, Tolstoï ou Proust, il invente un langage plastique qui s’écarte des conventions scéniques. Son mélange de technologie et de poésie, de littérature et de théâtre, de visuel et de musique aboutit à des œuvres puissantes et sensorielles. Jouée dans quatre langues différentes, Rouge décanté ne cesse de faire le tour du monde depuis près de huit ans.
Section vidéo
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Dramaturgie Corien Baart, Erwin Jans
Décor, vidéo & lumière Peter Missotten (De Filmfabriek)
Réalisation vidéo Arjen Klerkx
Décor sonore Diederik De Cock
Costumes Katelijne Damen
Accessoires Myriam Van Gucht
Conseillère à la langue française Coraline Lamaison
Traduction Patrick Grilli
Crédit photo Pan Sok
Production Toneelhuis (BE), Ro Theater (NL)
par Olivier Dumas
«Je veux que mon œuvre forme un seul grand ensemble». Cette citation de l’auteur néerlandais Jeroen Brouwers exprime parfaitement l’enthousiasme devant l’unicité cohérente d’une production aussi dure et remuante que ce Rouge décanté (Bezonken rood en langue originale). Lauréat du Prix Fémina étranger 1995, le roman de Brouwers transposé à la scène par le Belge Guy Cassiers brille de tous ses feux, surtout grâce à la remarquable présence du comédien Dirk Roofthooft.
Écrire sur les affres, monstruosités et barbaries de la guerre demeure un exercice périlleux pour tout écrivain ou plumitif. La violence réelle de conflits sociopolitiques a connu maintes interprétations, notamment pour les arts de la scène. Si Jeroen Brouwers puise son inspiration dans les souvenirs de son passé malaisé, sa puissance littéraire transcende toute tentation de se complaire dans l’anecdote autobiographique.
Pendant près de deux heures sans entracte, l’histoire plonge dans les entrailles de la Seconde Guerre mondiale, alors que les autorités japonaises des Indes néerlandaises pousseront l’odieux jusqu’à interner les citoyens européens. En 1943, l’auteur, âgé de trois ans à ce moment-là, fut enfermé avec sa sœur, sa mère et sa grand-mère dans un camp pour femmes sur un territoire qui fait partie aujourd’hui de Jakarta. Plusieurs décennies plus tard, il revient sur ces événements marquants. Ses relations personnelles, surtout sur le plan sentimental, seront affectées par ces années de souffrance et de conflits marqués par la perte de sa mère.
Dès les premières minutes de la représentation, ce sont les phrases traduites en français par Patrick Grilli qui attirent l’intérêt d’un public recueilli lors de la première médiatique de cette pièce déjà venue ici à Montréal lors du Festival TransAmériques en 2007. Par moment, nous croirions entendre une mouche voler. La langue se révèle d’une précision redoutable pour faire ressentir tous les états d’âme d’un homme marqué au fer rouge par les traumatismes de son enfance. Tombant rarement dans le voyeurisme ou le pathétisme larmoyant, le verbe trace une ligne fine sur une existence qui se déploie entre l’intime et le social. Pour les lecteurs familiers avec l’univers de Marguerite Duras, il est possible de voir une certaine parenté avec son magistral texte La douleur par le dépouillement des mots pour extérioriser l’abominable survie après une catastrophe (d’autant plus que le metteur en scène a travaillé sur certaines de ses œuvres). Ou encore de la première phrase du remarquable L’étranger d’Albert Camus («Aujourd'hui, maman est morte») lorsqu’il témoigne du décès de la sienne. La résilience peine donc à s’affranchir des stigmates qui s’immiscent peu à peu dans les pores de sa peau.
Malgré la contribution de l’approche multimédia pertinente du metteur en scène, la prestation animée, habitée et palpable de l’acteur Dirk Roofthooft donne une ampleur vibrante et poignante au propos. Grave et profonde, sa voix insuffle à chacune des répliques les intonations voulues par le récit. Sans atténuer l’importance des autres aspects scénographique, c’est d’abord la portée du monologue qui contribue à rendre ce spectacle émouvant qui marque les esprits.
Les images projetées sur l’écran en fond de scène, comme les très jolies gouttes de pluie, ajoutent une intéressante dimension visuelle aux péripéties du narrateur sans accaparer l’attention des spectateurs. Les extraits musicaux demeurent toujours appropriés tout en constituant de jolies trouvailles pour les oreilles, comme le Pie Jesu présent dans le Requiem de Duruflé, Sonatas and Interludes for prepared piano de John Cage, Blues for Mama de J.J. Cale. Ils symbolisent ces confrontations zigzagantes entre la vie, la mort, le deuil et l’amour tant espéré qui ne se matérialise pas.
La seule réserve concerne le passage de quelques minutes où le personnage raconte une aventure érotique avec une conquête. Les mains dans son pantalon, il simule la masturbation. Sans être choquant ou racoleur, ce moment détonne avec le reste de la production qui réussit brillamment à faire ressentir les émotions fortes de manière allégorique sans chercher à reproduire explicitement les intentions derrière les mots du texte.
Désir de confronter son présent à ses tragédies antérieures, de conjurer le mauvais sort et de marteler la terrible et fondamentale nécessité de l’écriture pour enrayer le mal de vivre, la pièce Rouge décanté constitue un hymne rédempteur sur une vie qui passe comme un fil ténu entre la violence, la solitude et l’espoir.