Oeuvre incontournable des dernières années, à mi-chemin entre le conte, la chorale, l’opéra et l’art dramatique, Caligula_remix manipule la matière sonore pour ressusciter ce prince devenu monstre et faire de la scène une implacable métaphore du pouvoir autoritaire.
Grâce à un ingénieux dispositif sonore qui rappelle celui d’un studio radiophonique, Caligula tout-puissant mène les protagonistes et transforme leur voix en direct. Dans une symphonie de voix grondantes, où l’on croirait entendre la foule se presser aux marches du palais, l’âme du tyran s’élève, folle de lucidité, fidèle à sa révolte, mais infidèle aux hommes.
Marc Beaupré adapte la pièce Caligula d’Albert Camus dans une version remixée et enrichie de textes d’auteurs romains. Il y met en scène cet empereur en quête d’absolu, qui gouverna en despote sanguinaire au nom d’une liberté dont il découvrira trop tard qu’elle n’était pas la bonne. Délaissant une reconstitution formelle de la Rome antique, Marc Beaupré insiste plutôt sur la dimension dramatique de l’empereur, incarné de manière magistrale par le comédien Emmanuel Schwartz.
La compagnie Terre des Hommes a été fondée par Marc Beaupré, François Blouin et Guillaume Tellier. En 2012, elle a présenté Dom Juan_uncensored, qui revisite le mythe de Dom Juan à l’heure des nouvelles technologies. Créé au Théâtre La Chapelle et présenté au festival Montréal en lumière en 2010, Caligula_remix a été notamment programmé aux festivals VIA (Belgique), Exit (France) et au Uijeongbu World Music Theater Festival (Corée du Sud).
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Conception éclairages/scénographie François Blouin
Conception sonore Louis
Dufort
Direction technique Julien Véronneau
Régie Clémence Doray
Crédit photo Benoît Beaupré
Régulier 30$ / Ainés 27$ / Réduit 24$
Durée 80 min
Production Terre des hommes
Présentation Usine C
Dates antérieures (entre autres)
29 avril au 15 mai 2010, La Chapelle
15-16-17 février 2012, Gesù
par Pascale St-Onge
La compagnie Terre des Hommes a su faire bien des heureux en annonçant une nouvelle série de représentations du spectacle au succès critique Caligula_remix, cette fois à l’Usine C. Avec une distribution qui diffère légèrement de la version originale présentée à La Chapelle en 2010, l’adaptation de Caligula signée par Marc Beaupré fouille les possibilités du texte de Camus, traitant sur le pouvoir.
Pour représenter ce thème omniprésent dans l’adaptation, le personnage de Caligula lui-même dirige le reste de la distribution, tel le chef d’orchestre face au reste de l’ensemble. Le texte est fragmenté : quelques scènes demeurent telles quelles et favorisent le dialogue entre Caligula et un seul autre personnage à la fois. Pour le reste, le centre de la proposition s’y trouve, le texte est utilisé comme matériau sonore, remâché, répété, ou déformé par les comédiens. Des micros captent leur voix et Caligula les transforme à l’aide d’une console de mixage. Au final, la majorité du texte original est coupée ou transformée en une cacophonie orchestrée, d’où émane tout de même l’essentiel. L’histoire de Caligula est davantage racontée par les autres et à la manière que Caligula lui-même l’organise. Se dessine alors devant nous la chute d’un homme à laquelle tous participent et assistent à la fois.
Ce sont exactement ces choix extrêmes qui permettent à ce texte de Camus de vivre à nouveau. Pour traiter du pouvoir, le nihilisme de la pensée de Caligula domine. Car lorsqu’il est question de pouvoir, tout le monde est perdant. On aborde certains des péchés de celui qui a le pouvoir, ou encore son refus de prendre ce pouvoir avec autant de mépris : Caligula est ce prince qui se transforme en monstre. Tous croient que c’est en raison de la mort de sa sœur et amante Drusilla, mais au fond, n’est-ce pas en raison du pouvoir lui-même ?
Emmanuel Schwartz incarne un Caligula tout en puissance. De dos au public pendant une bonne partie du spectacle, il sait ne pas se faire oublier pour autant. Ce qui le hante nous parvient malgré la cacophonie qu’il crée lui-même à partir de la voix des autres. N’est-ce pas cela un pan sombre du pouvoir ? Créer un chaos à partir du chaos des autres ?
On peut tout à fait comprendre l’émoi qu’avait occasionné ce spectacle à sa création. En la quête de Caligula de retrouver la pureté dans sa vie, on constate et comprend tout le pouvoir des autres sur nos vies et sur le réel. Caligula avait tout le pouvoir ; ce sont pourtant les autres qui ont vaincu sur sa raison. Marc Beaupré distorsionne les limites du théâtre, transforme une œuvre de façon extrême et affirmée, en faisant un spectacle unique et majeur dans le paysage théâtral québécois actuel.
par Aurélie Olivier
C’est un spectacle assez remarquable que ce Caligula (remix), version revisitée par le metteur en scène Marc Beaupré de la pièce d’Albert Camus, Caligula. La relecture de Beaupré porte en effet une empreinte, traduit une véritable appropriation de la pièce au point d’en fait un objet tout à fait nouveau et ô combien intéressant.
C’est que le metteur en scène a décidé de raconter l’histoire de l’empereur despotique par le biais d’un chœur narrateur plutôt qu’à travers des dialogues, et n’a conservé qu’une petite partie du texte original, y ajoutant même des extraits d’autres textes. Voici donc les comédiens assis derrière des micros posés sur une immense table en bois brut, et dirigés comme des choristes par un chef d’orchestre. Certains des narrateurs seront toutefois amenés à quitter ce rôle pour endosser des personnages dans quelques scènes essentielles. Quant au chef d’orchestre, il n’est autre que Caligula lui-même. Caligula le tyran, celui qui exécute ses sujets sans sourciller, à la poursuite d’une folle quête de liberté, celui qui dispose d’un pouvoir quasi absolu sur son peuple, celui-là même donne le droit de silence et de parole à ceux qui racontent son histoire. Cela n’est-il pas follement ironique?!
C’est Emmanuel Schwartz qui incarne l’empereur romain, qui, à la mort de sa sœur et amante Drusilla, prend soudain conscience de l’absurdité de la condition humaine. « Le monde tel qu’il est fait n’est pas supportable », dit-il; puis, plus tard : « Les hommes meurent et ne sont pas heureux. » Dès lors, il n’aura de cesse d’affirmer sa propre liberté par la négation de toutes formes de valeurs et l’utilisation de son pouvoir à des fins meurtrière. Un rôle d’envergure que le comédien incarne avec beaucoup de conviction et de talent, d’autant qu’en plus d’être chef d’orchestre, il est aussi régisseur! Marc Beaupré a en effet pris le parti d’effectuer un mixage sonore en direct des voix des comédiens. Debout derrière sa console, tournant le dos au public, Schwartz enregistre les mots, les souffles, les halètements, les cris et les restitue, modifiés et mélangés. La variété des sons produits est étonnante et crée des lieux, des ambiances, sans que l’on n’ait jamais le sentiment d’un procédé répétitif. Toute la mise en scène met l’accent sur le côté absurde de la quête d’absolu que Caligula défend pourtant au nom de la logique. Dangereux, fou peut-être, Caligula est aussi profondément humain, lui qui lutte contre son sentiment d’impuissance en exerçant du pouvoir sur les autres. Il porte en lui une révolte que l’on retrouve dans toute l’œuvre de Camus comme réponse à l’absurdité du monde.
Dès le début du spectacle, cela saute à la figure : il y a là une somme de travail considérable. Tout a manifestement été soigneusement pensé et organisé par le metteur en scène et les comédiens (Michel Mongeau, Ève Landry, David Giguère, Iannicko N'Doua Légaré, Mathieu Gosselin, Alexis Lefebvre, Guillaume Tellier, Emmanuelle Orange-Parent) se sont approprié sa vision. Ils passent ainsi avec aisance de la narration, distanciée, à un jeu plus incarné et répondent aux commandes de Schwartz avec précision. Un engagement dont on ne peut qu’être reconnaissants : ce n’est pas tous les jours qu’on a la chance de voir un spectacle aussi original et porteur d’une vision aussi personnelle et affirmée.