Tchekhov savait, lorsqu’il écrivait La Cerisaie, peu de temps avant la révolution russe de 1905, qu’il allait mourir. On dit qu’il écrivait La Cerisaie contre Stanislavski et son obsession du vérisme. Et si on débarrassait enfin La Cerisaie de son fatras folklorique, de ses samovars et de cette nostalgie qui nous arrange si bien ? Si on décidait de décaper Lioubov de sa décadence et de lire dans son incapacité de « sauver » la cerisaie un refus de la logique libérale et la conviction profonde que la valeur symbolique d’une maison, d’un verger, d’un passé perdu n’est pas monnayable ?
Variations pour une déchéance annoncée est le lieu où agit la mémoire défaillante d’une distribution trouée : quelques personnages en situation de faillite esquissent des variations autour du thème de La cerisaie. Entre remémoration et oubli, cette réécriture laboure le terrain accidenté de notre vécu. Chaque arbre : un mort. Tous les crépuscules du monde : un effacement. L’aube : une réminiscence.
Variations pour une déchéance annoncée présente à l’état brut la vision impitoyable d’un mourant (Tchekhov) ainsi que le sourire qu’il a pour des humains qui ne savent pas vivre et qui ne veulent pas mourir.
Metteure en scène et dramaturge d’origine allemande, Angela Konrad amorce sa carrière en France où elle monte et démonte Bertolt Brecht (Baal, La mère), William Shakespeare (Richard III, Hamlet) ou encore Heiner Müller (Paysage sous surveillance). Variations pour une déchéance annoncée marque les premiers pas de la compagnie LA FABRIK qu’elle fonde à Montréal en 2011. LA FABRIK a le souci d’une lecture de la société actuelle et de ses contradictions à travers des textes anciens et modernes.
Dramaturgie Steve Giasson
Assistance à la mise en scène Adam Faucher
Conception sonore Laurent Maslé
Conception lumière Conrad St. Gelais
Administration et chargée de production et de diffusion Sophie Lecathelinais
Photo Marc-André Goulet
Régulier 30$ / Ainés 27$ / Réduit 24$
Durée 90 min
Production La Fabrik avec le soutien de l’UQAM, aide à la recherche et à la création (PARFARC) et de l’Usine C, grâce à une résidence de création (juin 2012)
Présentation Usine C
par Olivier Dumas
Coïncidence, vague passagère ou amorce d’une tradition récurrente, le répertoire d’Anton Tchekhov inspire et chatouille présentement les créateurs québécois et étrangers. Les démantibulassions ou nouvelles interprétations de son univers se sont multipliées ces derniers mois sur les scènes montréalaises. La Cerisaie connaît ces jours-ci une adaptation brillante, amusante, excessive, en somme un joyau de cruauté sous les ongles de la metteure en scène Angela Konrad et sa compagnie La Fabrik. Présentée dans la petite salle de l’Usine C, la production porte un nom judicieusement sélectionné, soit Variations pour une déchéance annoncée.
Un peu plus tôt cet automne, Martin Faucher s’est éclaté avec Villa Dolorosa, un spectacle qui reprenait le canevas des Trois sœurs par la plume de la dramaturge allemande Rebekka Kricheldorf. Justin Laramée a également porté un regard personnel de la même pièce avec Andreï ou le frère des Trois sœurs. Au Rideau Vert, Alexandre Marine a proposé une vision plutôt fantaisiste et peu mémorable de La Cerisaie. À l’Usine C, Angela Konrad s’approprie ici cette écriture pour en éradiquer toutes les idées préconçues. Elle en garde toutefois la souffrance, souvent dissimulée par un vernis bourgeois et « une petite musique » délicate, qui souvent devient un ramassis de clichés dans des mains moins dégourdies.
Pour apprécier les enjeux, la recherche formelle et le traitement-choc effectué à l’œuvre tchékhovienne par la metteure en scène, les spectateurs et spectatrices doivent avoir en mémoire quelques repères de La Cerisaie. La compréhension du travail se rattache et se retrouve imbriquée à ce classique créé en 1904 au Théâtre d’art de Moscou. À cet univers souvent circonscrit par son atmosphère feutrée des états d’âme et l’absence de véritable progression dramatique, il est également possible de voir de matière prophétique un signe des bouleversements et révolutions qui ont secoué le dernier siècle. Une transposition contemporaine demeure donc d’une grande pertinence pour témoigner des soubresauts et turpitudes de notre époque angoissante.
Au début de la pièce, une névrosée Lioubov (qui ne possède aucunement la fibre maternelle, contrairement au personnage original) arrive simultanément au théâtre en taxi, suivi par un caméraman dont les images se retrouvent projetées en direct dans la salle. Dans un décor dépouillé à l’exception de quelques didascalies sur une chambre d’enfant qui n’existe pas sur le plateau, quelques notes de piano accentuent la nostalgie d’un monde sur le point de s’éteindre. Angela Konrad prend plaisir à insérer à un moment ou un autre des mises en abîmes assez caricaturales. Par ailleurs, elle se permet une incursion où Lioubov, avec une coupe, des verres en plastique et une bouteille de champagne, s’assoit parmi le public qui est invité à boire avec elle. La trame sonore hétéroclite passe d’un extrait émouvant avec la voix puissante de Maria Callas, de Tosca de Puccini à celle torturée d’Amy Whinehouse (choix prophétique et judicieux pour exprimer la décadence et la dégringolade d’un individu) dont le tube Love Is A Losing Game revient ponctuer régulièrement l’histoire comme l’ombre de la mort qui rôde sans cesse.
Avec ses cheveux blond platine, ses lunettes fumées et son manteau de fourrure, Dominique Quesnel incarne une Lioubov incandescente, coquine, aguicheuse, capricieuse. Comédienne rare, elle saisit ici avec un sens remarquable les nuances et humeurs d’une femme qui oscille sans cesse entre la drôlerie et le pathétisme. Le personnage ressemble à un croisement de Marilyn Monroe (dont un extrait de ses Fragments est repris dans le programme) et de la foudroyante Martha de Qui a peur de Virginia Woolf? d’Edward Albee. Dans cette proposition éclatée, son magnétisme apporte une cohérence, un souffle et un engouement soutenu pendant les 90 minutes de la représentation. Ses partenaires de jeu sont également très forts, notamment grâce à l’énergie corporelle des jeunes actrices ou encore par la présence ténébreuse de Philippe Cousineau.
Dans son ouvrage Un siècle en pièces, l’ancien critique de théâtre Robert Lévesque rapportait l’extrait d’une lettre de Stanislavski à Tchekhov à propos de La Cerisaie : «Je vous entends dire: “Mais voyons, c’est une farce”. Non, pour l’homme ordinaire c’est une tragédie ». Dans les années 1970, le brillant Giorgio Strehler avait illustré toute l’ironie et la férocité dans une mémorable relecture Cerisaie. En 2013, l’auteur des Trois sœurs et d’Oncle Vania aurait-il apprécié la dissection de son chef d’œuvre par Angela Konrad? Difficile à dire, mais l’auditoire a réservé une chaude ovation à ces Variations pour une déchéance annoncée, incontournable et déroutante par ses rires fulgurants et ses drames ténébreux.