Vienne 1938. Une nuit d’angoisse dans l’appartement du docteur
Freud. Le célèbre psychanalyste et sa fille Anna ne s’entendent pas
sur l’urgence de quitter Vienne. Que faire face à l’arrivée des nazis
qui viennent d’annexer l’Autriche ? Fuir ou rester ? Déjà, un
officier SS les harcèle, les vole, les menace. Puis, au plus noir de la
nuit, cette étrange visite. Un inconnu se réfugie chez eux et va
pousser Freud à remettre en question ses plus profondes
convictions. Est-ce un rêve, une hallucination, un mythomane
brillant ou une incarnation divine ?
Après avoir mis en scène L’Augmentation de Georges Perec au Centre Segal en 2013, un exercice de style ludique et acrobatique, Ariel Ifergan et son équipe nous présentent cette pièce d’Eric-Emmanuel Schmitt dont les oeuvres inspirent toujours des réflexions lumineuses et pleines d’espoir.
À la veille du déclenchement de la seconde guerre mondiale, alors que l’Europe entre dans sa période la plus sombre, Schmitt nous fait rencontrer Freud et Anna dans l’intimité de leur appartement. Avec la visite de ce mystérieux inconnu, l’auteur pousse habilement Freud à exprimer ses doutes sur l’humanité et sur l’existence de Dieu, ses révoltes, le vertige de sa fin toute proche.
Ariel Ifergan souligne, avec une mise en scène sobre et évocatrice, cette double lecture du texte de Schmitt : le réalisme historique de la situation et l’ouverture sur le monde des rêves et de l’inconscient. Sur scène, les interventions musicales de la violoncelliste Frédérique Lapointe rythment la prestation des comédiens et ajoute au mystère de cette nuit de trouble.
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Conseillère dramaturgique Sonia Sarah Lipsyc
Décors Jonas Veroff-Bouchard
Costumes Noémi Poulin
Éclairages Marie-Aube St-Amand-Duplessis
Accesoires Fanny Denault
Musique Frédérique Lapointe
Une production de Les Productions Pas de Panique
Par ses dilemmes philosophiques et sa trame narrative inspirée d’un réel événement, la pièce Le Visiteur d’Éric Emmanuel Schmitt constitue une matière artistique de forte tenue. Au Studio du Centre Segal, la mise en scène d’Ariel Ifergan en fait ressortir presque toute la substance, malgré de légères faiblesses.
Auteur et dramaturge français parmi les plus appréciés du public québécois, Schmitt a présenté pour la première fois Le visiteur le 23 septembre 1993, soit le jour du décès du médecin-psychanalyste Sigmund Freud. De ce côté-ci de l’Atlantique, différentes versions ont vu le jour depuis, notamment sous la gouverne de Françoise Faucher avec, déjà, Frédéric Desager. Le Visiteur s’inscrit avec Le Libertin et Variations énigmatiques (toutes deux également montées au Québec) parmi ses œuvres théâtrales les plus connues et les plus admirées.
Dans la lignée de son roman La Part de l’autre, qui se penchait sur la figure controversée d’Adolf Hitler, sa pièce en un acte se déroule le soir du 22 avril 1938, entre l’invasion de l’Autriche par les troupes hitlériennes et le départ de Freud pour la France. L’univers ressemble également à celui du Repas des fauves de Vahé Katcha, (vu l’an dernier au Théâtre du Rideau Vert) où sévissait également la Gestapo. Nous nous retrouvons, ici, à Vienne, alors que les nazis envahissent l’Autriche et persécutent les juifs. Éternel optimiste, le docteur Freud ne voit pas la nécessité de partir. Mais la police secrète emmène sa fille Anna. Peu de temps après, un homme étrange surgit par la fenêtre et commence un discours assez étonnant et dérangeant.
Pendant l’heure et demie de la représentation, l’histoire personnelle et familiale de cette figure marquante du 20e siècle se conjugue avec, en sourdine, les sursauts et déchirements d’une nation à l’aube d’un sanglant conflit mondial. Classique dans sa forme et son propos, l’intrigue ne manque pas toutefois de rebondissements. Mais la principale qualité de l’écriture réside dans sa capacité à exprimer dans une langue sensible des enjeux souvent difficiles à transmettre sur une scène. Elle interroge, par exemple, sur la pertinence de croire en la religion ou une force supérieure, alors que gronde à l’extérieur le mal et la bêtise humaine commise au nom d’une idéologie dangereuse. Avec didactisme, mais sans touches moralisatrices, Schmitt scrute la complexité, pour reprendre la pensée d’Orwell, de rester humain et non seulement vivant. Par ailleurs, la poésie présente dans le langage s’arrime sans difficulté au discours intellectuel. Certaines répliques joliment troussées émanent du début à la fin de la joute oratoire entre les personnages («Vois-tu, le drame de la vieillesse, Anna, c’est qu’elle ne frappe que des gens jeunes!», ou encore, «Méfiez-vous: vous allez déclencher des vocations!»).
Trois ans auparavant au même endroit, Ariel Ifergan avait orchestré une solide production de L’Augmentation de Georges Perec, dans un répertoire où les enjeux sociopolitiques occupaient, certes, une place plus dominante que dans ce Visiteur aux eaux plus intimistes, mais tout aussi remuantes. Le plateau scénique est délimité par des tapis persans et contenant, entre autres, des piles de livres reliés, un long divan de psychanalyste, un bureau et des chaises. Réaliste, la scénographie confère ainsi la sensation d’intimité adéquate à ce théâtre de cris et de révélations.
La direction d’acteurs s’illustre également avec un éclat certain. La palme revient toutefois à Frédéric Desager (dans une composition similaire à celle du Repas des fauves), fabuleux sous les traits de cet individu aussi mystérieux que vampirique, mélange de diable, de Méphistophélès et de double de Freud. Comme un miroir, cet inconnu confronte le brillant psychanalyste dans ses contradictions, sa relation avec Dieu et ses principes psychologiques. Dans le rôle complexe de Freud, Alain Fournier insuffle une surprenante force tranquille, mais bouillonnante lorsqu’elle se retrouve mise à rude épreuve par des forces antagoniques. Ses échanges avec Desager demeurent sans contredit les passages les plus poignants et les plus sentis du Visiteur. Au violoncelle à l’extrémité du plateau, Frédérique Lapointe accompagne le déroulement de l’intrigue, particulièrement lorsque son instrument se permet de souligner des conflits potentiels par des notes discordantes. Par contre, sa brève allocution du début, où elle énonce le préambule de l’action, semble un choix artistique plus discutable. L’exécution scénique explicite les enjeux du drame qui se déroule sous nos yeux. Karyne Lemieux et Jean-René Moisan se révèlent assez crédibles, successivement dans la peau d’Anna Freud et du policier nazi. La première démontre le caractère insoumis derrière les apparences sages de cette digne fille de son père, tandis que le second expose le ridicule d’un simple exécutant des ordres fascistes. Par contre, un peu plus de mordant chez lui aurait ajouté une dualité plus saisissante avec ses deux victimes. De plus, la présence récurrente de deux acteurs, en retrait sur le plateau entre leurs scènes, atténue le pouvoir d’évocation des situations très sombres de l’histoire.
Prolifique, Éric Emmanuel Schmitt a rarement sonné aussi juste qu’avec Le Visiteur, dans une partition où les échanges, telles des mélodies graves, restent gravés dans notre mémoire.