Entre Paris, 1939 et Moscou, 1917, Marina Tsvétaïéva, poète, épouse et mère de famille, tente de marquer son époque grâce à ses écrits tout en se débattant pour survivre en période révolutionnaire. Sexe faible et artiste. Rien pour intéresser ses contemporains, mais tout pour forcer l’admiration de ses successeurs. C’est avec fougue, humour et instinct que l’on assiste à ses longues nuits blanches passées aux côtés de Sonetchka et Volodia, deux acteurs moscovites, dont la rencontre marquera à jamais sa destinée.
Costumes Leïlah Dufour Forget
Décor et éclairages Alexandra Lebeau
Tarif : 20$ régulier (tous frais et taxes compris) et 15$ étudiant (tout compris)
Productions Drôle de monde
Dates antérieures (entre autres)
Du 1er au 5 mars 2016 - La Risée
En plus d’avoir été, comme Louisette Dussault, à la fois «sorcière» et «fée» à l’époque la plus effervescente du théâtre féministe québécois dans La Nef des sorcières et Les Fées ont soif, Michèle Magny a signé des textes pour la scène, dont Marina, le dernier rose aux joues. Jamais rejouée, de mémoire de critique depuis sa création en avril 1993 au Théâtre d’Aujourd’hui, la partition d’une grande exigence revit à moitié dans la relecture des Productions Drôle de monde.
À l’Espace La Risée, trois interprètes, Anka Rouleau, Marie-Ève Charbonneau et Samuel Bleau, sont dirigés par Maya Gobeil. Pendant près de deux heures sans entracte, la pièce fait revivre une figure marquante, et encore trop méconnue même à notre époque, la poétesse et dramaturge russe Marina Tsvetaïeva. À Montréal, La Fin de Casanova de cette dernière avait joué à l’Espace Go dans une mise en scène de Denis Marleau il y a une dizaine d’années. À l’époque de la rédaction de Marina, le dernier rose aux joues, peu de recherches sur l’auteure de Vivre dans le feu avaient été effectuées. L’occasion nous permet de souligner le travail de défrichage effectué par Michèle Magny. Celle-ci poursuivra avec une aventure similaire qui a reçu des éloges de la presse, Un Carré de ciel, cette fois-ci autour de l’auteur et médecin Jacques Ferron.
Marina, le dernier rose aux joues nous transporte durant la Seconde Guerre mondiale. L’artiste, également épouse et mère de famille, tente d’imposer sa voix dans un contexte politique et social très difficile. Ses écrits restent encore confinés aux sphères marginales. C’était avant que Simone de Beauvoir expose les difficultés du «deuxième sexe», dont celle pour une femme de s’imposer comme créatrice. Tout au long de l’intrigue, nous la suivons dans ses nuits blanches, entre exaltations, angoisse et son amour pour les femmes. La rencontre avec deux acteurs moscovites, Sonetchka et Volodia, changera son destin.
L’écriture de Magny réussit un défi colossal, soit celui de transposer sur scène un être qui a réellement existé et qui a engendré une véritable production littéraire. Dans un registre différent, une autre dramaturge québécoise, Jovette Marchessault, a tenté le même exercice avec bonheur dans des pièces sur Gertrude Stein, Anaïs Nin ou encore Violette Leduc. Marina nous montre ici une femme qui vient de rentrer à Moscou et qui doit s’accommoder d’un tout petit appartement et des contraintes de la pauvreté. Mais sa résilience et son amour des mots et de la littérature viennent fort heureusement compenser un monde dur et à l’avenir peu emballant.
Par sa finesse, le propos évite de tomber dans l’hagiographie ou le misérabilisme d’une Aurore, l’enfant martyre. Il permet également de jongler habilement entre l’intime et le collectif, en plus de nous livrer des brides de la prose effervescente d’une poétesse en quête d’absolu, autant dans ses écrits que dans ses rencontres personnelles. La femme de lettres se pend en août 1941 et il faudra attendre une quinzaine d’années avant de voir une réhabilitation de son travail. Toute cette vie de souffrance et d’abdication est donc perceptible dans bien des répliques, principalement celles de Marina. Par ailleurs, un meilleur dosage des envolées lyriques aurait certainement empêché une légère impression de longueur, surtout durant la dernière demi-heure du spectacle.
La mise en scène de Maya Gobeil rend bien ce parcours d’allers et de retours entre deux continents, notamment par ses jeux de lumière qui évoquent les arrivées ou les départs des trains. Elle bénéficie également d’un choix sonore judicieux, entre autres par ses extraits de musique classique. Le décor, avec ses innombrables livres entassés et ses murs en bois qui ressemblent à ceux d’un vieux hangar, illustre avec sensibilité ce dénuement matériel. Ainsi pour Tsvetaïeva, sa curiosité pour les choses intellectuelles parvient à l’extirper de ce désespoir et du rejet de ses pairs.
Par contre, la direction d’acteurs manque encore de nuance et de subtilité dans un répertoire tenant presque de la haute voltige. À la création en 1993, Élise Guilbault, Anne Dorval et Emmanuel Bilodeau s’étaient mesurés aux trois rôles. Dans la production actuelle, Anka Rouleau peine parfois à trouver le ton juste du personnage, souvent enjoué et excessif, même dans les passages nécessitant plus de gravité et de retenue. Par contre, à certaines occasions, elle sait émouvoir, surtout vers la fin déchirante. Marie-Ève Charbonneau compose une Sonetchka parfois trop timide durant ses premières apparitions, mais qui démontre une belle aisance au fur et à mesure du déroulement de l’action. Plus effacé, le Volodia de Samuel Bleau dévoile également une sensibilité palpable.
Le public de la représentation de samedi dernier a chaleureusement applaudi les trois comédiens. Ceux-ci avaient une langue dense et très poétique à se mettre en bouche, loin du vocabulaire terre-à-terre du quotidien. Car Marina, le dernier rose aux joues concilie l’art théâtral à la mémoire et au sens de l’histoire.