Un moment magique à l’image de ce premier roman de Ducharme, écrit alors qu’il n’avait que 24 ans. Lors de sa parution en 1966 aux Éditions Gallimard, L’avalée des avalés a fait l’effet d’une bombe dans le paysage littéraire de l’époque : tous sont saisis, au Québec comme en France, par l’originalité de son écriture et de son imaginaire. Lorsqu’on apprend que l’auteur est un inconnu et qu’il désire le demeurer, on suppose qu’il doit s’agir d’un écrivain connu qui utilise un pseudonyme. Comment en serait-il autrement ? Cinquante ans plus tard, Réjean Ducharme est toujours cet écrivain fantôme et son avalée des avalés demeure d’une étonnante modernité.
Lors de ce spectacle signé Lorraine Pintal, on entendra « les mots de Ducharme qui traduisent une émotion si fulgurante que la grammaire telle que nous l’avons apprise à l’école échoue à en contenir l’expression ». On y verra prendre forme le monde de Bérénice Einberg, l’héroïne que tout avale, tel qu’imaginé par Charles Binamé pour ce passage du livre à la scène. On y découvrira des personnages d’écorchés vifs incarnés par Sophie Cadieux, Louise Marleau et Maxime Denommée.
Portée par la prose ducharmienne, riche et poétique, cette création se révèle un véritable hymne à la liberté où se côtoient la littérature, le théâtre, la chanson et les arts visuels. « Vacherie de vacherie ! » s’écrirait Bérénice. Ce sera, c’est certain, un voyage unique, inoubliable.
Artiste visuel Charles Binamé
Admission générale
40 $ / 35 $ (65 ans et plus) / 30 $ ( 30 ans et moins) – taxes et frais inclus
Sièges réservés, meilleures places
50 $ (prix unique) – taxes et frais inclus
Achat en personne à la Place des Arts seulement
Achat par téléphone à la Place des Arts
et en ligne sur placedesarts.com
Coproduction FIL 2016 et du TNM
Cinquième salle de la Place des Arts
Place des arts
Billetterie 514 842-2112
en ligne de la Place des Arts - achat pour le 1er octobre - achat pour le 2 octobre
Parmi les différents événements de la plus récente édition du FIL, qui soulignait entre autres le centenaire de la naissance d’Anne Hébert, un autre anniversaire était très attendu. À la Cinquième Salle de la Place des Arts, un quintette d’artistes s’était réuni pour commémorer le demi-siècle de la parution, aux Éditions Gallimard, de L’Avalée des avalées, le plus célèbre ouvrage de l’écrivain québécois Réjean Ducharme. Grâce à leur sensibilité, Lorraine Pintal, Sophie Cadieux, Charles Binamé, Maxime Denommée et Louise Marleau ont rendu avec fougue et tendresse les mots de ce classique indémodable.
L’auteur de L’Océantume a occupé une place importante dans le parcours de Pintal et de Cadieux. La première a dirigé des productions remarquées d’Ines Pérée et Inat Tendu, ainsi que Ha! ha!, ses deux plus célèbres pièces, dans les années 1990. Elle a récidivé avec une transposition scénique de son roman emblématique de la contre-culture, L’Hiver de force, au début du présent siècle. La seconde a souvent manifesté son amour pour cette langue imagée et inventive, notamment lors d’un mémorable Combat des livres à la défunte émission de radio Indicatif présent en 2005, où elle défendait justement L’Avalée. En plus d’avoir gagné cette joute oratoire, elle a incarné par la suite une émouvante Mimi dans une autre relecture d’Ha! ha!. L’attachement des deux femmes pour cet univers singulier se manifeste tout au long des deux heures bien chargées dans cette mise en lecture légèrement théâtralisée.
L’histoire se déroule au moment de la Révolution tranquille et suit les péripéties d’une héroïne inoubliable, Bérénice Einberg. Celle-ci vit avec son frère Christian à qui elle porte un amour infini et rêve de changer le monde. Entre digressions et réflexions fantaisistes, elle confronte ses parents, des adultes mous comme toutes les autres grandes personnes, sa mère catholique surnommée Chamamor et son père juif Mauritius. Ce dernier décide d’envoyer la précoce fillette en pension à New York chez son oncle intransigeant. Les premières phrases du livre demeurent parmi les plus connues du corpus littéraire québécois: «Tout m’avale. Quand j’ai les yeux fermés, c’est par mon ventre que je suis avalée, c’est dans mon ventre que j’étouffe.»
La plus grande surprise de la soirée vient curieusement du décor magnifique conçu par le cinéaste Charles Binamé. Sur scène, nous voyons une sorte de grande boîte avec, à l’avant, une sorte de toile bleue, évoquant à la fois certaines œuvres du peintre Jean-Paul Mousseau et le fleuve Saint-Laurent (très présent dans le répertoire ducharmien). Sous les traits de Bérénice, Sophie Cadieux amorce le spectacle en sortant de cet objet aux allures de garde-robe, qui devient par la suite une métaphore visuelle des émotions que la gamine ne doit pas crier avec trop de fougue à la tête de son entourage irascible.
Lorraine Pintal intervient à quelques reprises durant la représentation pour rendre plus fluide la progression du récit et découper la prose bouillonnante en scènes bien déterminées. Dans la peau du frère tant admiré, Maxime Denommée se révèle efficace, mais plus effacé que sa principale partenaire de jeu. Il joue à l’occasion le rôle de DJ en intégrant des extraits bien choisis, dont ceux de Robert Charlebois (pour qui Ducharme a écrit de nombreuses chansons dans sa période la plus intéressante de sa carrière), coïncidant aussi avec l’époque de L’Avalée des avalées (La Fin du monde, California). Ses airs teintés de psychédélisme confèrent au propos une atmosphère de folie et de douce rébellion, à l’image de cette futée de Bérénice. À d’autres reprises, des mélodies plus douces et plus mélancoliques accompagnent la tristesse de l’héroïne devant l’incompréhension de ses proches. En mère farouche qui ne se laisse pas approcher facilement, Louise Marleau démontre une belle intensité et une élégance distinctive lors de ses apparitions plus rares.
Le vocabulaire de l’écrivain le plus mystérieux de notre littérature est encore considéré par certains lecteurs comme hermétique ou complexe. L’adaptation de Pintal lui donne au contraire une dimension plus tangible, sans occulter heureusement son foisonnement d’expressions aussi imaginatives que rugueuses. Principalement par la voix de Sophie Cadieux, cette poésie se révèle à la fois d’une drôlerie impressionnante, mais aussi d’un esprit contestataire qui n’a rien (ou peu) perdu de sa violence. Parfois, des phrases plus graves émanent dans cette partition plurielle grâce au talent de l’actrice qui insuffle bien des nuances au rôle. Sa Bérénice réussit à la fois à nous attendrir par ses combats épiques et à nous secouer par ses réflexions lucides sur une société prête à secouer le joug de la domination produite par ses figures d’autorité. Puisque la poésie du Ducharme lui va comme un gant, il est à espérer que d’autres rencontres se produiront dans un avenir rapproché, par exemple une relecture de La Fille de Christophe Colomb.
À la tombée du rideau, le public a chaleureusement applaudi cette expérience exigeante, mais grandement salutaire de découverte ou de redécouverte de L’Avalée des avalées.