Un spectacle de et avec Tony Nardi
Critique de David Lefebvre
Today you get fucked, and tomorrow… again!
...And Counting! (Letter Three), étonnant et virulent pamphlet, vient conclure les deux premières lettres contestataires et controversées de l’auteur et homme de théâtre Tony Nardi sur la condition médiocre de la culture et de la précarité des comédiens. Alors que la première lettre faisait référence aux stéréotypes, la seconde protestait avec véhémence contre les conceptions erronées de la commedia dell’arte, autant du côté des comédiens, des metteurs en scène que des critiques. Cette lettre faisait état de plusieurs faiblesses de la culture canadienne et a d’ailleurs été présentée à l’Espace Libre l’automne dernier. ...And Counting! (Letter Three), possiblement la lettre la plus personnelle des trois, est essentiellement un post-mortem des deux précédentes.
Aucun décor, aucun effet, seulement le comédien et son ordinateur portable. C’est avec sincérité et spontanéité que Tony Nardi livre ce texte en lecture à vue, avec une fougue et une passion qui l’enflamme et qui nous anime, ou nous divise. Car le propos est tout aussi puissant et fort que dans les deux premières lettres. Cette fois-ci, c’est sur le financement, tout autant du côté gouvernemental que celui privé, qu’il pose un regard acide et critique. Italien de naissance, il ne se gêne pas pour parler de la communauté italo-canadienne, écorchant les clichés, usant de beaucoup d’ironie pour expliquer la situation. L’homme soulève aussi le problème de l’indifférence, ou plutôt de l’absence de passion au pays pour la culture. « Nous ne détestons pas assez pour détruire, mais n’aimons pas assez pour aider suffisamment ». Les fonds sont d’une importance capitale pour la création, il n’en doute pas, mais avec l’argent viennent les compromis ; comme si le fonctionnaire devait décider de ce que devrait être l’art à la place de l’artiste. Indignation, peur, honte, Nardi explose littéralement.
Il parle aussi de suicide, de départ. De son père, d’un ami décédé. Peut-être aussi de l’asphyxie générale du domaine artistique canadien, de l’hypocrisie qui s’est infiltrée dans les sphères décisionnelles, de l’opinion publique ou particulière qui se résorbe aussi, tant par désintérêt que par complaisance. La mort occupe ainsi beaucoup de place dans le récit, alors qu’il compare l’art ou l’artiste à des gens enterrés prématurément et toujours vivants, ou en exil, comme Dante l’a déjà été. Il s’insurge contre la « starisation », la fausse éternité que propose la célébrité. Avec raison, il clame que l’artiste doit reprendre ses droits sur l’art, que le comédien doit reprendre en main le théâtre.
Mis à part quelques retouches ici et là pour actualiser certains propos, Nardi confesse, juste avant de commencer, qu’il n’avait pas relu le texte en entier depuis un an. C’est pourtant une performance de haute voltige qu’il nous offre, à une vitesse fulgurante – car, malgré la forme et les revendications, il s’agit bien ici de théâtre. L’écriture de Nardi est riche, remplie de métaphores, d’images-chocs, d’analogies. Le flot de mots pratiquement ininterrompu, telle une partition musicale sans réelle pause, marque, frappe, soulève la colère, les passions, les questions. Son corps gesticulant, posant, pointant, parle tout autant que sa voix bouge, caricature, interprète quelques personnages fantômes qui l’ont inspiré.
La vitesse, la richesse et la longueur du spectacle pourraient faire perdre l’idée générale, le «big picture», aux spectateurs qui éprouvent quelques difficultés avec la langue anglaise et donner l’impression que la parole perd de sa force et de sa portée en fin de course. Mais ...And Counting! (Letter Three), tout comme l’ont été Two Letters, est une prise de parole courageuse, intelligente, d’une rare acuité, malheureusement nécessaire, qui demande, voire qui réclame haut et (surtout) fort, l’ouverture d’un débat qui doit avoir lieu.