FTA 2010 - Tragédies romaines

Texte : William Shakespeare
Mise en scène : Ivo van Hove

Critique de David Lefebvre

Une admirable leçon de théâtre moderne, c’est l’une des pensées qui nous traversent littéralement tout le corps lorsqu’on sort de la salle, après six heures de représentation sans entracte. Un projet aux formes ambitieuses, atypiques, non conventionnelles, parfois délirantes, mais aussi hyper décontractées et d’une accessibilité sans condition. Une réussite majeure.

Le génial metteur en scène belge Ivo van Hove a réuni trois textes de Shakespeare – Coriolan, Jules César et Antoine et Cléopâtre – pour créer Tragédies romaines, une longue mais puissante réflexion sur «le fait politique» et sa profonde humanité. De la montée au pouvoir, de la corruption, de l’intégrité morale, des actes pernicieux par gain personnel ou pour le bien du peuple, du rapport entre la vie politique et la vie privée, van Hove décortique Shakespeare, sans pourtant dénaturer les mots du grand Will, pour ainsi analyser et démontrer les rouages des dynamiques politiques contemporaines. Si les deux premières pièces dénotent de la stratégie militaire, du pouvoir en place, des conspirations, la dernière est un véritable plaidoyer de l’humanité de la politique : la passion, l’intimité, les erreurs, la ruine. Du même coup, on sent une différence notable lors de la dernière partie, qui est plus relâchée, plus amusante, plus sexuelle – il faut voir Cléopâtre et sa suite se déhancher au son de Hump de Bump de Red Hot Chili Peppers, ou les baisers entre deux femmes ou alors celui, fougueux, des adieux entre Antoine et Cléopâtre. Les textes sont découpés et édités avec intelligence et doigté : les scènes de guerres se transforment en moments musicaux au vacarme pratiquement insupportable, où l’information pertinente et historique nous arrive par l’entremise d’un tableau lumineux, et les scènes de dialogues du peuple ont été coupées au profit de celles qui se concentrent sur la pensée politique. Il n’y a aucune coupure entre chaque pièce, qui s’imbrique naturellement l’une dans l’autre. Chaque mort (qui est annoncée quelques minutes avant son arrivée) est capturée au flash, comme une photo d’une scène de crime, accompagnée d’un énorme vrombissement. Choc.

Les acteurs, au look corporatif, évoluent dans une scénographie rappelant un centre des congrès avec sofas gris, tables basses, chaises, ainsi qu’une multitude d’écrans de télé, qui diffusent des images captées en direct de la scène ou des extraits de dessins animés, de nouvelles, d’archives (Palestine, Iraq, Jeux olympiques, ou un Kennedy qui accompagne la présence en scène de Jules César qui s’apprête à être assassiné). Pour accentuer davantage ce sentiment de réalisme, les spectateurs sont invités, entre le premier et le dernier changement de décor (qui sont chronométrés, comme des pubs télé), à circuler, à sortir, et même à aller sur scène où ils peuvent se rafraîchir, manger, et accéder à leurs courriels. Le public n’est plus un simple spectateur passif, il devient le témoin privilégié et vivant de ce qui se trame dans les coulisses ( ! ) du pouvoir. Même si le spectateur peut ainsi déguster une bière près d’un César fantomatique, il n’y a aucune interaction entre les comédiens et le public. Les images des caméras et les surtitres en anglais et en français sont aussi projetés sur un énorme écran au dessus de la scène, ce qui nous donne l’impression d’un spectacle hybride, flirtant avec le cinéma feuilleton, le théâtre et la performance technologique. L’omniprésence des caméras sur scène est un joli clin d’œil à l’information continue et au mariage maintenant obligé de la politique et des médias. L’effet de distanciation est effarant, les actants sont tout autant accessibles (grâce aux images vidéo) qu’inaccessibles (dissimulés dans les coulisses).

Si la barrière de la langue, ici le néerlandais, frustre parfois, reste que le talent des comédiens transcende cette frontière culturelle pour nous happer de plein fouet. Que ce soit Frieda Pittoors (mère de Coriolan), Hans Kesting (solide Antoine) ou Chris Nietvelt (frivole et irascible Cléopâtre), ils nous offrent d’extraordinaires performances. La scène où Antoine pleure la mort de Jules César ou encore celle où Brutus joute verbalement avec Cassius sont de brillants moments de théâtre. Deux comédiennes jouent le rôle d’hommes (Cassius et Octavie) : ce choix peut être perçu autant comme un clin d’œil à l’omniprésence des hommes sur les planches du temps de Shakespeare qu’à une modernisation des figures politiques dans l’arène du pouvoir.

La trame musicale, mis à part deux pièces de Bob Dylan qui ouvrent et ferment le bal, est créée par le compositeur flamand Eric Sleichim et est jouée en direct par deux musiciens. Elle présente trois parties distinctes et souligne fermement les actions scéniques. Percussions symphoniques, vibraphones, échantillonnages, ça grince, ça intrigue, ça parasite, ça en met plein les oreilles harmonieusement ou pas. La musique devient parfois une image encore plus percutante que certains carnages qu’on nous donne à voir aux bulletins de nouvelles.

Si le style du spectacle étonne et séduit, en mettant en scène de cinglants et violents débats autour d’une table ronde ou une typique conférence de presse, le concept tend à s’essouffler à mi-parcours et laisse percevoir les faiblesses de celui-ci ; le dernier segment aurait pu, d’ailleurs, bénéficier de quelques coupures salutaires. Mais la mise en scène et les acteurs sont si solides que nous passons outre et profitons de chaque instant de cette expérience unique.

Spectacle politique fascinant, d'une puissance et d'une intensité extraordinaire, Tragédies romaines est une démonstration sublime des structures politiques en évolution, de la théâtralité de celles-ci et de son caractère profondément humain.

Plusieurs personnes ont pu lire mes commentaires (ainsi que certains autres journalistes et spectateurs) en direct sur le réseau Twitter, sous le Hashtag #tragediesFTA, lors de la représentation. Ce fut une expérience emballante. Merci à l'équipe du FTA et au Toneelgroep Amsterdam pour la permission.

29-05-2010