Un spectacle de Boca del Lupo
Mise en scène et cocréation Sherry Yoon
Cocréation et interprétation Jay Dodge
Critique de David Lefebvre
Assis confortablement en sirotant le café du matin, le soleil entrant par la fenêtre de la cuisine, nous tournons les pages de notre quotidien favori : une crise en Libye, des massacres en Côte d’Ivoire, une journaliste enlevée en Égypte. L’œil est détaché, tout nous semble si loin. Pour restreindre, voire éliminer cette distanciation entre ses contemporains et ces sujets horrifiants, mais importants, le duo Sherry J Yoon et Jay Dodge ont créé Photog, un spectacle intimiste sur ces hommes et ces femmes qui captent, en une fraction de seconde, une réalité qui dépasse parfois l’entendement, et qui risquent leur vie à chaque instant pour nous la présenter.
Dodge incarne Thomas Smith, photographe de guerre, qui est évincé de son appartement. En état d’urgence, il se remémore divers instants de sa vie. Il fait le parallèle entre New York et les zones de conflit qu’il a couvertes. Il pense à la mort, qu’il a côtoyée des centaines de fois : on dit que notre vie défile sous nos yeux, juste avant de mourir. Smith liste tous les petits détails heureux de sa vie de gamin, mais sa mémoire est constamment hantée par ses nombreuses missions à l’étranger.
Photog n’a rien de glamour : le journaliste n’est jamais placé sur un piédestal. Il est humain, avant tout, il est un homme impuissant devant l’horreur du monde, ou totalement désensibilisé. D’une manière ou d’une autre, il lui est difficile de s’ajuster ou d’agir normalement lorsqu’il est de retour au bercail. Toujours sur le ton de la confidence, sans jamais verser dans le sentimentalisme, nous accédons à la mémoire d’un témoin privilégié. L’un des récits, très détaillé, qui a lieu en Côte d’Ivoire, est digne d’un scénario hollywoodien, et tient en haleine toute l’assistance.
Même si le texte est une fiction, l’expérience est parfois troublante, et le caractère de chaque récit, très dépouillé, donne une certaine impression de documentaire. Les concepteurs ont quand même fait un travail de recherche exhaustif pour arriver à ce niveau de réalisme, en rencontrant des psychologues, quelques grands reporters et en ayant la chance d’utiliser de saisissants clichés de Michael Kamber, de Farah Nosh et du regretté Tim Hetherington, tué le 20 avril 2011 en Libye. Le spectacle au FTA lui est d’ailleurs dédié.
L’utilisation très créative de la vidéo dynamise énormément ce monologue d’une heure et demie. La scène, en forme de cube, est fermée derrière par un immense écran sur lequel on projette différentes images : des fenêtres d’appartement, des captations en direct, des photos de différents conflits. La surimpression, très bien maîtrisée, est souvent employée pour incorporer le personnage principal à des clichés ou pour ajouter de la vidéo à une image fixe. Les trouvailles en ce sens sont nombreuses et toujours fascinantes. Par contre, les scènes du gérant d’immeubles et d’un policier venant frapper à la porte de Smith, rappelant vaguement des cinématiques de jeux vidéo, ne font avancer en rien l’intrigue, sauf pour rappeler au pauvre locataire qu’il doit quitter les lieux avant longtemps. Les créateurs ont aussi recours à des poulies et à des câbles pour suspendre ou faire voler le protagoniste lors de quelques scènes. Le photographe est ainsi catapulté directement dans ses souvenirs : l’effet est tout à fait réussi. Mentionnons l’excellent travail de John Webber aux éclairages, de Carey Dodge à la conception sonore et de Pietro Amato qui interprète en direct une grande partie de la musique du spectacle.
Photog questionne de façon pertinente l'équilibre précaire entre la vie personnelle et professionnelle de ces personnes qui ont décidé de faire face au sort terrible de milliers de gens pour en témoigner devant le monde entier. La pièce joue ainsi beaucoup avec les contrastes, opposant plusieurs théories, plusieurs thèmes : la construction et la destruction, la beauté et l’atrocité, la peur et l’adrénaline. Photog est un singulier voyage au cœur de la mémoire et des observations d’un homme qui n’est ni bourreau, ni victime, mais qui ne peut faire autrement que de se jeter dans la gueule du loup encore et encore pour continuer de vivre, aussi paradoxal que cela puisse paraître.