Que devient l’amour lorsqu’il se fait possession dévorante ? Habité par la figure de l’Autrichien Josef Fritzl, qui a séquestré pendant 24 ans sa fille et trois des sept enfants nés de leur union incestueuse, Conte d’amour plonge dans les eaux troubles de l’amour extrême. Cette œuvre-choc distille le malaise et la fascination sordide : elle fait du spectateur un voyeur, témoin presque malgré lui d’un cauchemar intime d’une inquiétante étrangeté. Sous ses yeux, des enfants sans âge, captifs d’un père-monstre étonnamment familier, jouent et rejouent de perturbants rituels. Entre le montré et le caché, dans un hors-temps, pulsent alors les mots et les images incandescentes de ce conte pour adultes.
Explorateur de l’innommable, Markus Öhrn marie les langages de la vidéo, de la performance et du théâtre pour s’immiscer dans le territoire miné des idéologies contemporaines. À travers une fine sublimation de l’horreur, il met en pièces le principe amoureux tout en prenant d’assaut l’esprit du spectateur. Coup de poing.
Invité pour la première fois au FTA, Markus Öhrn est un transfuge prodigieux qui, délaissant le champ des arts visuels dont il est issu, investit celui de la pratique scénique. Hybride, celle-ci s’érige dans l’entrelacement des langages artistiques, mêlant théâtre, performance et vidéo. Établi à Berlin, l’artiste d’origine suédoise s’est immiscé dans l’univers théâtral par le biais de rencontres déterminantes : concepteur vidéo pour le metteur en scène Anders Carlsson ― qui signe le texte de Conte d’amour ―, il fait, en 2006, la rencontre des membres de la compagnie Institutet (Suède) et du collectif Nya Rampen (Finlande) ; en 2007, après que plusieurs des acteurs des deux compagnies eurent pris part à ses installations vidéographiques, Öhrn conçoit la scénographie et le dispositif écranique pour Best of Dallas, une satire acidulée des archétypes du désir, dirigée par Anders, et fruit d’une nouvelle collaboration entre les deux groupes ; en 2009, enfin, l’aventure complice se poursuit alors que les membres de Nya Rampen sollicitent à nouveau le plasticien, l’invitant, cette fois, à mettre en scène leur prochaine création. Au moment d’amorcer l’élaboration de celle-ci, surgit avec éclat l’affaire Fritzl, qui deviendra une source vive de Conte d’amour. À l’instar des autres œuvres nées de cette collaboration, cette pièce hypnotique immerge le spectateur dans une expérience qui, suspendant le temps et diffractant le regard, bouscule les codes de la théâtralité. Surtout, elle fait de ce spectateur un voyeur, témoin presque malgré lui des dérives idéologiques de notre temps.
Section vidéo
une vidéo disponible
Costumes Pia Aleborg
Musique Andreas Catjar
Photo Robin Junicke
Rédaction Catherine Cyr
Création au Ballhaus Ost, Berlin, le 14 mai 2010
Durée : 3h
Tarif régulier : 43 $
30 ans et moins /
65 ans et plus : 38 $
Taxes et frais de services inclus
En parallèle
Rencontre avec les artistes en salle après la représentation du 29 mai
Avec le soutien de Swedish Arts Council + Kultur Skåne + Malmö Culture Committee + Swedish-Finnish Cultural Foundation + Swedish Cultural Foundation in Finland
Sites d'intérêt
Markus Öhrn
Conte d'amour
Théâtre Rouge - Conservatoire d'art dramatique de Montréal
4750 av. Henri-Julien
Billetterie : FTA - 514-844-3822 / 1-866-984-3822
Quartier général FTA : 300, boul. de Maisonneuve Est
par Pascale St-Onge
Tous étaient prévenus, Conte d'amour serait un spectacle difficile. Pratiquement chaque spectateur, au moment d'entrer dans la salle, savait qu'il allait vivre une expérience intense pendant trois bonnes heures. Aucun pourtant n'aurait pu prédire l'état dans lequel le spectacle du Suédois d'origine Markus Öhrn nous laisserait, comment il vient nous chercher de façon rarement exploitée.
Le spectacle est inspiré de Josef Fritzl, cet homme autrichien qui a séquestré sa fille pendant 24 ans ainsi que certains des enfants nés de la relation incestueuse. Une décision fût prise pour la première mise en scène de Öhrn, d'abord plasticien : il n'est pas question ici d'incarner les figures de bourreau ou des victimes qu'on aurait pu facilement identifier. Trop facile et irrespectueux des humains qui font partie de ce fait divers. Le spectacle prend plutôt une autre approche, s'aidant des codes de la performance pour y arriver : on propose des personnages au genre et à l'âge flou, cloîtré dans un lieu qui nous fait face, mais qui est pourtant caché par de grandes bâches de plastique. Notre seul accès à ce qui s'y passe à l'intérieur est les caméras, dont les images sont projetées au-dessus du « bunker », nous obligeant à avoir un rôle malsain de voyeur impuissant, piégé par le dispositif scénique qui nous offre un maximum de points de vue.
Car oui, nous nous sentons rapidement au piège, dans une relation malsaine avec le spectacle. Voilà sûrement une des raisons, plus ou moins consciente, pour laquelle autant de gens sortent de la salle dès les premières minutes du spectacle. Conte d’amour ne montre jamais concrètement l'horreur que peut inclure l'inceste, ne faisant que suggérer sans arrêt et nous entraîner dans un délire inquiétant. La maîtrise du jeune metteur en scène nous fait presque souhaiter de ne voir que les faits terribles de viols et séquestration, par exemple, comme si cela était moins désagréable et difficile à regarder de notre point de vue. La plus grande cruauté est subie par le public davantage que chez les séquestrés, malgré tout. Dans le noir, à répétition, telle une victime piégée, le public s'accroche à n'importe quelle petite lumière comme si elle était signe que nous serions sauvés. Nous sommes, pour ainsi dire, persécutés.
Que nous est-il présenté au juste, de toute manière? Des scènes d'une lenteur inconfortable, des rituels aux codes multiples autour, entre autres, du « junk food » et de la religion, des cauchemars, un retour au primitivisme, bref, un maximum de moyens de représenter cet amour extrême et ce désir de posséder l'autre qui ont tant inspiré l'équipe de ce projet. Sans structure précise, les débuts du spectacle peuvent sembler interminables et mener vers nulle part, mais il s'agit ici d'un spectacle où l'ambiance se bâtit lentement et où il ne s'agit de rien d'autre que d'arriver à créer cette ambiance étrange et inquiétante. Alliant un ludisme extrême à une performance athlétique des comédiens et à la présence parfois indésirable de la musique, cette épopée entremêle les codes, les suggestions, l'innommable et l'insupportable.
Markus Öhrn torture pour mieux anéantir la structure de la cellule familiale, mais aussi les principes fondamentaux de l'amour, faisant perdre à son public tout repère. C'est ainsi qu'il arrive à ses fins, qu'il nous fait entrer complètement dans sa proposition et qu'on en sort complètement sous le choc. « L'amour total aime la mort » ; en fin de spectacle, cette phrase nous apparaît si claire et nous rapproche des êtres confinés devant nous depuis trois heures. Il n'y a pas de monstre qui nous soit étranger, certaines personnes capables de tout, même du pire. Pour une première mise en scène, Markus Öhrn laisse assurément une trace indélébile au cœur de cette septième édition du FTA. Théâtre limite ; théâtre extrême ; pour public averti.