Années 1960. Années 2000. À quarante ans d’intervalle, dans une chambre d’hôtel anonyme, jamais tout à fait la même, cinq vendeurs itinérants fatigués se retrouvent au soir d’un jour qui paraît se répéter à l’infini. Sort de leur bouche le jargon usé de la rentabilité — stratégie, profit, rendement —, alors qu’ils n’égrènent qu’échecs et déceptions. Braves petits soldats d’une idéologie en marche, celle de la société marchande, ils s’enlisent dans l’instrumentalisation et la confusion des valeurs. Que reste-t-il alors des rapports humains quand la meilleure façon de mentir, c’est d’être sincère ?
Fresque impitoyable qui emprunte habilement les atours du documentaire, La grande et fabuleuse histoire du commerce traque l’évolution et la dérive du consumérisme contemporain. Avec lucidité, l’écrivain scénique Joël Pommerat, figure majeure du théâtre français actuel, signe ici un diptyque aussi décapant que désespérant sur la logique commerciale et son insinuation, aveugle, terrible, au cœur de nos vies.
En 1990, Joël Pommerat écrit et met en scène, à Paris, un premier texte, Le chemin de Dakar, et fonde à cette occasion la Compagnie Louis Brouillard. Depuis, le prolifique créateur a élaboré plus d’une vingtaine d’œuvres théâtrales, affinant, au fil du temps, un processus singulier. Véritable écrivain scénique, pour qui le texte ne représente que la frêle trace laissée sur du papier par le spectacle, il compose ses mises en scène au gré des improvisations avec les acteurs, conjointement ou en alternance avec le travail d’écriture. Attentif au réel, à la part de bizarrerie tapie derrière l’apparente banalité de vies ordinaires, Pommerat forge des univers scéniques troubles, où le ton réaliste peut coexister avec l’étrange ou peut soudain basculer dans le merveilleux. Qu’il explore le monde du travail (Les marchands, 2006), celui de la famille (D’une seule main, 2005), ou qu’il réinvente le conte de fées (Pinocchio, 2008 ; Cendrillon, 2011), l’artiste forge des fables à hauteur d’homme, au plus près de l’humain, de ses contradictions et de ses fragilités. À Montréal, on a pu apprécier les spectacles Cet enfant (Espace Go, 2008) et Le petit chaperon rouge (Usine C, 2008). Sa plus récente pièce, La réunification des deux Corées (2013), créée à Paris, a été présentée à Ottawa au printemps dernier.
Lauréat en 2011 du Molière de l’auteur francophone vivant, Joël Pommerat connaît aujourd’hui une renommée qui ne cesse de s’étendre, en France comme à l’étranger. Épurés, sobres, mais toujours mâtinés d’étrangeté, les univers scéniques qu’il crée frappent le cœur et l’esprit, et savent rester inoubliables.
Section vidéo
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Lumières et scénographie Eric Soyer
Costumes Isabelle Deffin
Son François Leymarie
Musique Antonin Leymarie
Décor et accessoires Thomas Ramon - À travers Champs
Vidéo Renaud Rubiano
Photo Elisabeth Carecchio
Rédaction Catherine Cyr
Création à La Comédie de Béthune, le 15 décembre 2011
Durée : 1h20
Tarif régulier : 48 $
30 ans et moins /
65 ans et plus : 43 $
Taxes et frais de services inclus
En parallèle
Rencontre avec les artistes en salle après la représentation du 7 juin
Coproduction Comédie de Béthune - Centre Dramatique National Nord Pas-de-Calais + Béthune 2011 - Capitale régionale de la Culture + Le Carré (Sainte-Maxime) + Théâtre de l’Union - Centre Dramatique National du Limousin + Le Rayon Vert (Saint-Valéry en Caux) + Théâtre d’Arles - Scène conventionnée pour des écritures d’aujourd’hui + Théâtre d’Évreux - Scène nationale Évreux Louviers + CNCDC - Centre National de création et de diffusions culturelles de Châteauvallon + Le Parvis - Scène nationale Tarbes Pyrénées + Le Granit - Scène nationale de Belfort AVEC LE SOUTIEN DE la Coupe d’Or - scène conventionnée de Rochefort
Présentation avec le soutien du Service de coopération et d’action culturelle du Consulat général de France à Québec
Maison Théâtre
245, rue Ontario Est
Billetterie : FTA - 514-844-3822 / 1-866-984-3822
Quartier général FTA : 300, boul. de Maisonneuve Est
par David Lefebvre
Après quelques pièces-chocs (Un ennemi du peuple, Conte d’amour), le Festival TransAmériques clôt sa septième édition avec une proposition beaucoup plus sobre, soit La grande et fabuleuse histoire du commerce, la plus récente création de l’auteur et metteur en scène français Joël Pommerat.
Sobre elle l’est, cette pièce qui flirte entre l’intimité du quotidien et le documentaire, mais elle est aussi d’une délicate puissance et d’une incisive subtilité. Loin des autres spectacles que Pommerat a déjà proposés au public québécois, de Cet enfant (Espace Go, 2008) à Le petit chaperon rouge (Coups de théâtre, Usine C, 2008) en passant par Les Marchands (Carrefour 2009), ou encore, plus récemment, La réunification des deux Corées (CNA, Ottawa, 2013), La grande et fabuleuse histoire du commerce emprunte une forme beaucoup plus minimaliste, en se reposant sur un texte concis, fouillé (l’auteur ayant suivi des formations et s’appuyant sur divers témoignages) et classique, plutôt que sur une théâtralité fantastique et basée sur des séances d’improvisation avec les acteurs. Le dramaturge nous convie à un diptyque, une histoire racontée sous deux angles différents, vue à travers le spectre du temps et de la société. Cinq commis voyageurs, formant une équipe de vente, se rencontrent à la nuit tombée dans des chambres d’hôtel anonymes pour échanger sur leur journée. D’abord les années 60 : quatre vendeurs d’expérience essaient de former un jeune idéaliste qui, après une tragédie personnelle, dépasse ses maîtres, alors qu’eux sombrent, jetant le blâme sur la situation sociale inflammable, soit Mai 68. Puis, les années 2000 : époque instable, économie croulante, quatre hommes d’âge mûr tentent leur chance dans la vente porte-à-porte, encouragés par un jeune loup énergique qui n’hésitera pas à les sacrifier s’ils ne rapportent rien au bout d’un certain temps.
Avec une précision presque chirurgicale, Pommerat aborde les thèmes de la confiance et de la sincérité, mais sur un ton cynique, ou, plus précisément, sur celui de l’hypocrisie, qui fait que l’homme ment en disant la vérité. Y croire, en cette vérité, y croire tellement qu’elle en devienne unique, jusqu’à la confusion totale des valeurs, des personnalités, pour vendre, pour (sur)vivre. Le dramaturge mène une réflexion sur le dérèglement des principes moraux et humains, en allant jusqu’à inspirer une analogie entre le vendeur et l’acteur, qui doit devenir le personnage qu’il incarne s'il veut être crédible aux yeux du public. Un mensonge pour atteindre une dose de sincérite - un paradoxe quotidien. Mais le vendeur n’est pas au théâtre, encore moins un acteur, ou alors sa scène est celle de sa propre vie, et le jeu devient alors très dangereux, jusqu'à le changer à tout jamais.
Joël Pommerat réussit avec brio à opposer deux époques, ses événements marquants (simplement évoqués par le filtre de la télé des chambres d’hôtel) et ses valeurs intrinsèques : le travail et le plaisir, le soulèvement étudiant et la destruction terroriste, le groupe versus l’individu. Voilà l’un des points les plus forts de la proposition de Pommerat : aborder la naissance de l’individualisme des années 60 jusqu’à son apogée, aujourd’hui. Il jette un regard sur ce mécanisme perfide qui a mené l’individu à supplanter les valeurs collectives dans toute sa logique marchande ; comment le « tout pour un » a anéanti « l’un pour tous ».
Le décor est d’une simplicité remarquable : un lit, ou deux, des fauteuils, un miroir, une télé, des lampes. Pas de mur, pas de plafond ; pourtant, on se sent confiné à cette chambre anonyme qui change du tout au tout en ne déplaçant que les accessoires. Les éclairages en clair-obscur, provenant presque exclusivement du dessus de la scène, aident à l’effet d’enfermement et à l’anonymat des lieux et des personnages, dont on ne distingue que rarement les traits du visage. La trame musicale évoque les époques avec une certaine éloquence : plus classique lors de la première partie, elle devient électro lors de la deuxième, jusqu’à la chanson finale qui rappelle certains rythmes des années 60, créant une boucle parfaite.
Étude sociale intimiste des plus saisissantes, La grande et fabuleuse histoire du commerce s’avère une fable d’une désarmante et cruelle lucidité sur l’humanité et son évolution, ainsi que sur l’insidieuse présence du commerce moderne – et de ses ravages – au cœur de nos vies.