On pense à une rencontre entre Feydeau et Vian. On pense à une comédie existentielle joyeusement baroque où trois individus bizarroïdes et attachants tentent de réussir leur cours Capable-de-faire-le-tri-des-choses-101. On pense à la multiplication de stimuli et à la perméabilité de l’être. On pense au grand défi de se protéger du monde sans se couper de celui-ci. On pense à tout ça en même temps. Ensuite, on arrête : la porte s’est ouverte…
Une fois de plus le Théâtre Le Clou nous livre une œuvre forte qui bouscule les règles établies et qui entraîne les ados par la pertinence du propos ainsi qu’une forme théâtrale drôle et absurde à souhait! L’univers de l’auteur David Paquet mêlé à celui du metteur en scène Benoît Vermeulen et une équipe d’interprètes sans failles donne à voir une création vibrante, moderne et incontournable.
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Scénographie, costumes et accessoires : Julie Vallée-Léger
Lumières : Alexandre Pilon-Guay
Environnement sonore : Larsen Lupin
Assistance à la mise en scène et régie : Martine Richard
Photo : Spinprod.com
Durée du spectacle : environ 65 minutes
Production Théâtre Le Clou (Montréal)
Dates antérieures (entre autres)
Du 16 au 20 avril 2013, La Licorne
par David Lefebvre
Le Théâtre Le Clou a cette fâcheuse manie de proposer des créations d’une étonnante contemporanéité, colorées et bouleversantes. Pensons à Assoiffés, aux toujours attendus Zurbains, à Éclats et autres libertés, à L’Océantume ou à Romances et karaoké. Prenant d’assaut pour la première fois la grande scène de La Licorne, après une résidence débutée 2012, la compagnie montréalaise présente Appels entrants illimités, une pièce qui s’inscrit directement dans la lignée des récentes propositions de Le Clou : drôle, touchante, remuante, magique. Oui, Le Clou a cette fâcheuse manie de créer du théâtre effervescent, stimulant et qui fait du bien, peu importe notre âge, notre genre ou notre provenance intergalactique.
Il y a Charlotte (Catherine Larochelle), une jeune femme assumée, confiante, mais autoritaire, qui blesse les autres pour ne pas être seule à souffrir. Après quelques déceptions amoureuses, elle rêve d’un homme extra-terrestre, qui saurait l’apprécier totalement, prendre soin d’elle et l’emmener loin d’ici – le prince charmant version Men in Black. En attendant, elle trouve une arme de destruction massive : déclarer haut et fort qu’elle s’aime inconditionnellement. Charlotte nous présente ses deux colocs mésadaptés, mais qu’elle affectionne particulièrement, et ce, malgré tout : d'abord, il y a Anna (mignonne Catherine Le Gresley), qui enfile les déguisements plus loufoques les uns que les autres (magnifique conception de Julie Vallée-Léger, qui signe aussi la scénographie), une seconde peau pour accepter la première, pour être autre chose qu’elle, et paradoxalement s’accepter enfin. Et il y a Louis (Jonathan Morier), hypocondriaque et adepte des théories du complot, tourmenté, fragile, qui n’a pas le « talent de l’indifférence » et qui peine à répondre simplement au téléphone. L’appartement dans lequel cohabitent ces trois sommets d’un triangle multidimensionnel s’avère un refuge, et les murs, un rempart contre l’extérieur de plus en plus envahissant, qui s’immisce subversivement jusque dans leur quotidien, par l'emtremise d'une voix téléphonique résonnant au travers du frigo, énumérant un tas de constatations tout aussi banales, rigolotes que dérangeantes. Comment être soi dans ce monde de plus en plus complexe, comment s’en protéger et en faire partie en même temps ? Dans un univers où le tofu est corrompu, la pub est omniprésente, où l’on vit par procuration et où Facebook gère nos vies sociales, l’équilibre semble de plus en plus difficile à trouver. Et l’espoir, en rupture de stock.
Entre le théâtre absurde, surréel, post-Brecht et clownesque, entre Feydeau, Vian et possiblement Ducharme, Appels entrants illimités propose des personnages extrêmement attachants, dans un univers décalé, et pourtant si près de nous. La plume de David Paquet, révélée au grand public grâce à Porc-épic (Espace Go), puis aux adolescents dans 2h14 (Maison Théâtre), s’avère encore une fois surprenante, savoureuse et forte de plusieurs phrases résonnantes, qui piquent au cœur et qui font sourire. Comment ne pas craquer devant tu es plus belle que le journal ? Ou encore, viens dans ma chambre faire du réchauffement climatique ? Paquet explore la fragile plaque tectonique des émotions et des relations interpersonnelles et sociales. Il aborde le chaos intérieur, la quête existentielle, la folie pulsionnelle, l’intrigant mais irrémédiable besoin d’apprendre à vivre avec l’autre et avec soi-même. Beaucoup de questions fusent, mais peu de réponses pour les satisfaire. Pourtant, la lumière jaillit, grâce à l’amour, se manifestant soudainement au cœur de confidences irrépressibles ou par un acte de résistance fondamental pour la survie de tous et chacun, mené de front par une Anna-sandwich qui clame « Je vous aimes » ; un « aimes » qui devrait toujours s’accorder au pluriel.
La mise en scène de l’inspiré et inspirant Benoît Vermeulen contribue largement au symbolisme de la pièce : on se joue des conventions, plaçant les personnages sur une scène, dans un décor, et non dans une réalité tangible. La scéno contribue donc fortement à l’ambiance générale de la pièce : jumelée aux éclairages (teintés de rouge) d’Alexandre Pilon-Guay et à la trame sonore de Larsen Lupin, elle se veut métaphorique, entre deux réalités, légèrement étrange, mais très efficace. Pour preuve, lors des apartés de Charlotte, qui déambule dans son appartement comme elle le ferait sur un catwalk ou lors d'une séance photo pour le Vogue, elle est suivie par un projecteur. Autre exemple, ce rideau à lanières de PVC, qui ferme le fond de la scène, comme dans une boucherie, délimite l'avant de l'arrière. Semi-transparent, on peut y voir les changements de costumes, flottant entre deux mondes, celui du spectacle et de la chambre à coucher. Sur le plan des accessoires, mis à part un frigo, une poubelle, une table et des boîtes vides, ce sont des portes de différentes formes, mobiles, qui captent notre attention. Elles ne mènent généralement que de l’autre côté de celles-ci, sauf pour l’une d’entre elles, s’ouvrant sur le monde extérieur. Rattachée à un tunnel de plastique, elle donne l’impression d'un extérieur en quarantaine, d’une contamination, d’un danger.
Si ce genre de théâtre est d’abord présenté et créé pour les ados, le Clou nous prouve encore une fois que la part d’adolescence en nous n’est jamais loin. Estime de soi, désir de plaire, d’aimer et d’être aimé, monde frénétique d’hyper conscientisation et d’information en continu, capacité de digérer ces réalités, puis amour, encore et toujours ; universalité. Baroque, burlesque et jouissive, Appels entrants illimités ne s’arrête que pour une toute petite semaine à La Licorne avant de partir en tournée au Québec et en France. Vous attendez quoi ?