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Du 20 novembre au 15 décembre 2007
Supplémentaires 18-19 décembre 20h

Rhinocéros

Texte d'Eugène Ionesco
Mise en scène de Jean-Guy Legault
Avec Marc Béland, Geneviève Bélisle, Annick Bergeron, Luc Bourgeois, Eric Cabana, Vincent Côté, Michèle Deslauriers, Benoît Girard, Diane Lavallée, Evelyne Rompré, Alain Zouvi

Tous pareils, tous bêtes!
Une petite ville tranquille est bouleversée par la métamorphose de ses habitants en rhinocéros. La soudaine apparition d’un premier animal bête et cornu provoque la stupeur et occupe la conversation des passants : Bérenger, employé de bureau timide et sans envergure, son ami Jean, avec lequel il se dispute, et un choeur de personnages anodins que domine un logicien aux raisonnements absurdes. Puis, malgré le passage d’un second animal, tout semble rentrer dans l’ordre. Le lendemain, au bureau où travaillent Bérenger et Daisy, une jolie dactylo qui a assisté à l’incident, employés et chef de service se montrent incrédules. Mais bientôt apparaît un autre pachyderme en qui Madame Boeuf reconnaît son époux. Puis, dans sa chambre, Jean se métamorphose lui-même en mammifère ongulé périssodactyle. Traumatisé par toutes ces transformations, Bérenger découvre l’ampleur de l’épidémie de « rhinocérite » à laquelle, un moment, il aspire à succomber. Abandonné de tous, même de Daisy, pourtant éprise de lui, il vacille un instant mais, s’armant d’une carabine, décide de ne pas capituler. En 1939, un jeune Roumain fuit la montée du fascisme et vient s’établir à Paris. Vingt ans plus tard, il écrit Rhinocéros, une fable lucide et féroce sur les pièges de l’uniformité, une métaphore acérée visant tous les totalitarismes. Avec Rhinocéros, Eugène Ionesco révèle ses craintes face à la barbarie latente dans le coeur humain et face à l’esprit de masse qui nivelle tout sur son passage et moule les individus dans un modèle standard. À travers le personnage de Bérenger, le marginal qui refuse toutes les formes de conformisme, le seul qui ne soit pas atteint de ce mal terrible, Ionesco livre un autoportrait et proclame la nécessité de se tenir debout devant les chars d’assaut. Bouffon taciturne, boulevardier de l’absurde, tragédien comique, Ionesco est aujourd’hui encore l’auteur le plus joué dans le monde. Son théâtre pathétique et ravageur, cruel et drôle, est une vraie leçon de morale que Jean-Guy Legault, metteur en scène énergique qui fait son entrée au TNM, entend prendre à bras-le-corps et transposer dans une tour à bureaux aliénante et mortelle. Face à face, Marc Béland et Alain Zouvi incarneront avec la fulgurance qui leur est propre le combat entre soumission et révolte.

Les concepteurs : Richard Lacroix / Christiane Garant / Etienne Boucher / Yves Labelle / Yves Morin / Vincent Morisset / Florence Cornet - Assistance à la mise en scène et régie : Nathalie Godbout

Une création du TNM

Photo : Jean-François Gratton

Théâtre du Nouveau Monde
84, rue Sainte-Catherine Ouest
Billetterie : 514-866-8668

 

 

par David Lefebvre

Pièce emblématique du théâtre de l'absurde, Rhinocéros peut être interprété d'une multitude de façons. Certains expliqueront la pièce en la référant à la montée du nazisme dans les années 30, ou à la collaboration française au mouvement hitlérien lors des premières heures de l'Occupation, ou encore à la dénonciation des régimes totalitaires et au « comportement de la foule qui suit sans chigner ». Ionesco aurait voulu dénoncer en partie ou en totalité ces mouvements (rappelons qu'au moment d'écrire son texte, c'est le dictateur Nicolae Ceauşescu qui régnait sur sa Roumanie natale) en utilisant l'absurde et le comique. Dans cette histoire où, un à un, les hommes et les femmes se transforment en pachyderme cornu, Ionesco évoque le processus du fanatisme, de sa propagation, de l'aliénation d'une population et de sa complète métamorphose.

L'adaptation de la pièce par le metteur en scène Jean-Guy Legault est surprenante, audacieuse et définitivement réussie. On délaisse la petite ville, l'épicerie et la place publique décrites par l'auteur pour se plonger indubitablement dans le XXIe siècle. Nous sommes dans un bureau chic d'une maison d'édition appelée Rhino World, où les employés déambulent d’un pas chorégraphié, aussi précis que le tic-tac qui se fait entendre tout au long de la pièce. Les fenêtres sont immenses, il y a de la tuyauterie partout et quelques effets de végétation sont disséminés çà et là. Deux télés diffusent l’image, de temps à autre, d’une femme (Geneviève Bélisle) qui incite les employés à travailler (« vouloir être de son temps, c'est déjà être dépassé », dira-t-elle, entre autres) et les invite à ne pas paniquer, alors que le bureau tombe littéralement en morceaux – un lien direct au World Trade Center qui est plutôt évident, à voir et à entendre les tremblements de la scénographie et les ombres tomber par les fenêtres (bravo au concepteur Richard Lacroix, ainsi qu’à Erwann Bernard pour les éclairages bien dirigés)...

D'une métaphore d'un régime politique totalitaire, on se retrouve dans celui de la conformité d’une société déshumanisante. Une relecture définitivement moderne, plus près peut-être de ce que George Orwell décrivait dans son fameux roman 1984, ou encore dans Brazil de Terry Gilliam, que de l'univers angoissant de Kafka – dont l’auteur faisait état dans un de ses Entretiens. En n'utilisant qu'un seul lieu, le rythme est encore plus soutenu - dialogues restreints à deux ou trois personnages, monologues emportés et passages mouvementés - et les possibilités humoristiques absurdes sont décuplées (le meeting d'une employée se traduit par le golf, le pompier venu rescaper les dames en détresse est torse nu, etc.). Legault a aussi transformé plusieurs personnages en modifiant leur sexe (une femme au lieu d'un homme), et leur statut. Ce qu'ils représentent alors, soit l'opinion publique, se trouve fragmenté, ou plutôt « compartimenté ». L'espace unique, ce microcosme, se voit gagné par le désordre, et cette contagieuse folie maladive atteint différemment les personnages. Maladive, oui : les masques à gaz portés par les protagonistes, qui deviennent, au figuré, la corne du rhino-en-devenir, dépeignent certainement la difficulté de respirer sous la frénésie du quotidien, mais aussi une réalité épidémique et bactériologique, terreur du nouveau millénaire. La couleur verte, de plus en plus omniprésente lors du spectacle, ramène autant à la maladie qu'elle impose la couleur de la nature dans un monde hyper technologique.

C'est un Alain Zouvi fort à l'aise dans le rôle d'un Béranger «humain», presque alcoolo, neurasthénique, échevelé, amoureux de la belle Daisy (étonnante Évelyne Rompré, qui dose savamment le côté désinvolte de la mignonne secrétaire et la femme déchirée entre suivre les infectés ou rester avec le dernier homme) qui conduit la pièce, principalement en deuxième partie. Marc Béland, dans le rôle de Jean, au départ si soucieux de l'ordre et choqué de la présence de ces animaux en ville, se transforme, sous l’emprise de la rhinocérite – durcissement de la peau humaine sous le poids du stress et de la performance –, d'une manière terriblement convaincante, en voûtant ses épaules, prenant une voix plus rauque jusqu'aux barrissements, se baladant dans la fontaine d’eau au milieu de la scène et modifiant la vitesse de sa course, comme s'il pesait plus lourd. Alors que cette scène démontre l’absurdité d’un débat physique entre deux individus, la scène suivante, dialogue beaucoup plus théorique, engagé entre Dudard, le personnage de Diane Lavallée, et celui d’Alain Zouvi, est tout aussi fascinante.

Alors que les efforts sont mis sur cet esprit de système, sur ces transformations organiques, sur ce dérèglement social, celui du langage est un peu mis de côté, voire utilisé uniquement comme moyen de faire rire. Certes, on retrouve encore les faux syllogismes du Logicien (démonstration initiale des mensonges de la propagande au nom de la raison, personnage interprété par Vincent Côté), et les multiples accrocs, comme les nombreux dérivés du mot « rhinocéros », mais ceux-ci se perdent dans la nouvelle pensée de la pièce. Pourtant, ils sont la première preuve de l'aliénation de l'individu.

Fable dérisoire, absurde et déroutante sur la « contagion idéologique », la peur, le doute, les remises en question, le pouvoir pernicieux, le déni, puis le refus de capituler devant une situation qui semble perdue, elle touche définitivement son but, soit celui de dénoncer l'influence de la pression collective, et indique clairement que ce genre de situation doit être combattu.

25-11-2007