La Sagouine a 40 ans! Elle a «la face nouère, pis la peau craquée». Elle ne sait ni lire, ni écrire, mais elle sait raconter! Blanchisseuse de métier, fille et femme de pêcheur, elle utilise une langue rare et poétique pour nous livrer ses réflexions sur les hauts et les bas de la vie, dans son petit village acadien de Bouctouche. À travers ses monologues souvent comiques, parfois poignants, et avec une logique implacable, elle porte un regard avisé sur les gens de son coin de pays. Devenue au fil du temps un véritable symbole de l’identité acadienne, la Sagouine n’a rien perdu de sa vivacité d’esprit et continue de charmer plusieurs générations de spectateurs.
Née de l’imagination d’Antonine Maillet, la Sagouine est montée sur les planches d’un théâtre professionnel pour la toute première fois au Théâtre du Rideau Vert en octobre 1972. Pour créer ce personnage fascinant, l’écrivaine, récipiendaire du Prix Goncourt 1979, s’est inspirée de plusieurs femmes de son entourage. Par ses romans et ses pièces, nourris par l’histoire de l’Acadie, madame Maillet contribue depuis plusieurs décennies au rayonnement de la littérature francophone d’Amérique.
Au cours des 40 dernières années, Viola Léger, première comédienne à avoir interprété ce personnage, l’a joué plus de 2 000 fois en français et en anglais, au Canada, aux États-Unis et en Europe. Selon les dires même de l’auteure, au fil des ans le jeu de madame Léger gagne en assurance, en subtilité, en nuances et atteint un sommet de maturité.
Photo Dolores Breau
Rencontre avec les artistes et artisans après la représentation du
25 octobre 2012
par Olivier Dumas
La Sagouine ne vieillit pas. Depuis son apparition au début des années 1970, l’humble femme de 72 ans continue de charmer et de subjuguer son auditoire nombreux et réceptif par la verve de son verbe. Pour célébrer le quarantième anniversaire de sa première visite sur les planches du Rideau Vert, elle raconte à nouveau ces jours-ci ses histoires truculentes comme au premier jour.
Figure incontournable de l’imaginaire acadien, l’héroïne de la prolifique Antonine Maillet a rapidement interpelé le public québécois. Elle incarne dans ses paroles et dans tous les pores de sa peau craquelée la résilience et le courage d’un peuple minoritaire déporté vers la Louisiane au 18e siècle. Cette tranche d’histoire est illustrée également dans Pélagie la charrette, l’autre œuvre emblématique de l’écrivaine originaire de Bouctouche qui a raflé le Prix Goncourt en 1979 en révélant au monde entier l’existence de l’Acadie.
Une version anglaise de la pièce avait été présentée au Centre Segal en 2011. En français, La Sagouine ne s’était pas manifestée dans la métropole depuis 2003. Comme dans tout bon texte dramatique, l’histoire transcende l’époque et le contexte de sa création. Malgré l’évolution des mœurs et de la pratique théâtrale depuis 40 ans, son propos révèle une pertinence qui ne se dément pas.
Des seize monologues originaux écrits par l’auteure, la production du Rideau Vert en propose quatre d’environ 20 minutes chacun, entrecoupés d’un entracte. Malgré la pauvreté matérielle et intellectuelle du milieu où évoluent les récits, l’humour domine sur les difficultés de la vie quotidienne.
Comme au Segal l’an dernier, la comédienne Viola Léger reçoit une pluie d’applaudissements lors de son entrée en scène. Rarement la connivence a été aussi vibrante entre un personnage et son interprète. La communication entre la scène et la salle se transforme même en véritable communion.
Le personnage-titre porte toujours le même costume depuis quatre décennies, soit une modeste robe de paysanne, une veste recouverte d’un tablier, un foulard sur la tête et ses vieilles chaussures, le tout dans un mariage hétéroclite de couleurs.
Plutôt sobre, la scénographie reflète l’intérieur d’une modeste maison avec sa table de cuisine en bois recouverte d’une nappe blanche et d’un service de thé et ses chaises. Quelques accessoires, dont sa chaise berçante, son seau d’eau et sa vadrouille sont utilisés judicieusement dans la mise en scène d’Eugène Gallant.
Seule en scène, la femme pauvre en biens matériels, mais riche en sagesse nous parle de son monde, notamment de son mari Gapi qu’elle évoque à plusieurs reprises. Elle rit de l’utilité des cours de «Jos Graphie» et s’inquiète du sort ambivalent des Acadiens. Dans le monologue qui traite du recensement, elle témoigne en effet de la difficulté d’être un peuple de chair et de sang qui n’existe pas sur papier, tout en cherchant à se distinguer de ses voisins ou ancêtres (Américains, Français de France, Québécois, canadiens-anglais). Plusieurs des interrogations entourant l’identité personnelle et collective des communautés minoritaires sont exposées avec sensibilité et intelligence, mais sans donner une impression moraliste ou condescendante.
Avec comme thème le printemps, le quatrième monologue demeure le plus émouvant et le plus poignant au niveau de l’écriture théâtrale. Avec une langue simple, mais riche par son oralité, Antonine Maillet exprime dans toute sa ferveur le mariage entre l’universel et le local. Sa profonde humanité témoigne du tourbillon fragile de la vie alors que l’ombre de la mort demeure palpable.
La plus grande réussite de la soirée revient sans contredit à la fabuleuse actrice et conteuse qu’est Viola Léger. Celle-ci rend plus grande que nature cette héroïne intemporelle, même féministe par certains aspects. Chacune des phrases constitue un petit bijou de perfection de technique et de virtuosité. Même si l’interprète a revêtu les mêmes accoutrements des milliers de fois et dans différentes langues au cours des années, on sent toujours la flamme ratoureuse et émerveillée, comme une enfant qui s’amuse.
Plusieurs supplémentaires ont été ajoutées depuis la première représentation. L’occasion en devient plus importante de saisir au vol la parole d’une Sagouine merveilleuse et terriblement vivante, pour reprendre les mots poétiques de la grande Louky Bersianik.