Alceste, dit le « misanthrope », exige une sincérité absolue de ses amis et dénonce l’hypocrisie et la méchanceté des hommes. Ce qui serait habituellement une grande vertu devient, par son excès, un terrible défaut, surtout dans une société où tout ne fonctionne que par la flatterie et Alceste se retrouve souvent dans l’embarras en raison de ses vives réactions. Contre sa raison, il a jeté son dévolu sur la belle Célimène, une jeune veuve coquette et médisante, qui incarne précisément tout ce qu’Alceste déteste des gens. Elle se plaît à entretenir la flamme de plusieurs jeunes prétendants, faire des portraits peu flatteurs de courtisans et excelle dans les discours et l’ironie. Aveuglé par la jalousie qui rend sa noblesse de caractère ridicule, Alceste espère que son amour convaincra Célimène de tout quitter pour le suivre dans sa réclusion.
Molière, avec cette comédie, a eu le génie de créer une œuvre puissante qui dénonce les mœurs de son siècle avec une répartie et un esprit remarquables. Ce sont les acteurs François Papineau et Bénédicte Décary qui auront le bonheur de livrer ces magnifiques vers. Bien que la pièce dénonce les jeux de coulisses de la cour de Louis XIV, les enjeux en sont complètement contemporains. En effet, qui n’a pas souhaité un jour s’exprimer avec franchise lors d’une occasion mondaine, ou qui ne s’est jamais retenu de donner le fond de sa pensée durant une soirée? L’hypocrisie demeure de mise de nos jours et, avec l’avènement des médias sociaux, la médisance peut se multiplier à l’infini, de quoi rebuter l’homme en quête de franchise.
Scénographie Olivier Landreville
Costumes Sylvain Genois
Éclairages Martin Sirois
Musique Jean-François Pedno
Accessoires Alain Jenkins
Photo de l’affiche : Jean-François Bérubé
Mardis et mercredis 19h30, jeudis et vendredis 20h, samedi 16h et 20h30, dimanche 15 février 15h
Rencontre avec les artistes et artisans après la représentation du
12 février 2015
Présenté dans le cadre de MONTRÉAL EN LUMIÈRE
Production Théâtre du Rideau Vert
par Olivier Dumas
La transposition d'un classique du théâtre du 17e siècle dans les années 2010 demeure toujours risquée. Au Rideau Vert, Le Misanthrope de Molière allait-il perdre de sa substance dans cette adaptation se déroulant dans un univers conditionné aux nouvelles babioles technologiques et à la dictature insidieuse du paraître? Fort heureusement, le résultat convainc amplement : la direction de Michel Monty et ses talentueux interprètes respectent l’essence du remarquable texte.
Dans toute sa production littéraire, rarement Jean-Baptiste Poquelin a touché d’aussi près la tragédie humaine. La comédie de caractère longuement mûrie par l’auteur critiquait les travers de la société de l’époque dans une rare synthèse entre une écriture simple et la préciosité des personnages, pour reprendre la pensée du philosophe Olivier Bloch. Elle s’éloigne de la farce et du ridicule au premier degré de ses réalisations dramatiques antérieures pour embrasser les douleurs et tourments du cœur humain.
Michel Monty avait ainsi un défi colossal sur les épaules. Précédemment, le metteur en scène européen Stéphane Braunschweig avait tenté une relecture actualisée de cette fable cruelle sans que sa distribution rende parfaitement cette partition exigeante. Auparavant, Antoine Vitez et Ingmar Bergman avaient aussi tenté de faire ressortir les dilemmes entre l’essence profonde d’un individu et celle d’une société prisonnière de la tyrannie des apparences. Par ailleurs, de nombreux Québécois, dont Jean-Pierre Ronfard, René-Richard Cyr et Cristina Iovita, se sont attaqués au Misanthrope.
Sur le plateau, nous nous retrouvons dans un appartement huppé d’un hôtel chic du Vieux-Montréal. Un ascenseur y amène les invités. Avant leur arrivée, leur visage apparaît sur un petit écran. Même si l’action se déroule en 2014 avec des téléphones intelligents, une musique générique sans personnalité (mais combien appropriée), elle se rapproche étrangement du climat feutré voulu à l’époque de Molière par les membres de la noblesse et de la haute bourgeoisie pour s’élever au-dessus de la plèbe jugée sans manière et sans éducation. La scénographie témoigne de la volonté pour cette caste de raffinement, de bon goût et d’élégance de s’éloigner du kitsch de certains parvenus.
Les costumes révèlent à la perfection cette mascarade sans tomber dans les excès. Ils se retrouvent à des années-lumière des perruques poudrées et des crinolines. Le protagoniste Alceste (François Papineau) porte le costume traditionnel d’un homme d’affaires, son confident Philinte (David Savard) accroche le regard avec ses manières de dandy efféminé, son long foulard blanc qu’il porte soigneusement autour du cou et son toupet étudié. Les deux marquis (Frédéric Pierre et Luc Bourgeois) se vautrent dans cette même mode, surtout le second avec sa coupe mohawk et sa tenue aux couleurs vives. Célimène (Bénédicte Décary) se dandine quant à elle dans des robes noires courtes et aguichantes alors qu’Arsinoé (Isabelle Vincent) se démarque par son allure légèrement androgyne. Ce tableau de luxure et de mœurs parfois décadentes, autant par son aisance matérielle que par la cruauté des individus, ressemble à une version moderne des Liaisons dangereuses de Choderlos de Laclos. L’attirance physique ainsi que tous les subterfuges et mensonges pour atteindre du pouvoir ou une proie teintent ainsi l’atmosphère dure de ce Misanthrope.
La pièce dissèque la passion qui dévore Alceste, le misanthrope du titre, pour Célimène, une jeune femme désignée comme une coquette qui adore courtiser la gent masculine. Avec le recours à un vocabulaire parfois guerrier sous le vernis de l’élégance des répliques et en respectant la règle d’unité d’action du classicisme français, la pièce démontre la complexité et les ambivalences d’un individu honnissant le genre humain, mais qui s’éprend d’une impénitente séductrice. Les autres courtisans de celles-ci demeurent tous aussi ridicules, poseurs et prétentieux. La palme revient à Oronte (Stéphane Jacques) lors de la lecture d’un poème médiocre et flagorneur écrit directement sur sa tablette électronique. Durant l’heure et quarante de la représentation, presque tous les personnages s’amusent, se prennent à moment précis en photo pour un selfie collectif, évoquant celui des Oscars de 2014, avant l’inéluctable tombée des masques et la chute des illusions.
La présence des réseaux sociaux qui s’insèrent de manière presque récurrente sur les scènes montréalaises depuis quelques années ne gêne aucunement ici le déroulement des intrigues. Leur utilisation demeure assez équilibrée, sans surenchère, pour ne pas nuire au propos qui, lui, ne prend pas une ride. Le texte permet de prendre de telles libertés : cette comédie de caractère ne comporte pas (ou très peu) de marqueurs sociohistoriques. La vision de Michel Monty respecte donc l’esprit, les enjeux dramatiques dépeints par le dramaturge, d’autant plus que les alexandrins coulent naturellement dans la bouche des acteurs.
La réussite d’une œuvre comme Le Misanthrope repose beaucoup sur le jeu des comédiens et des comédiennes. Le résultat se retrouve à la hauteur des attentes. Dans le rôle principal, François Papineau incarne avec une grande justesse les nombreuses facettes de ce gentilhomme ténébreux dans son incessante quête de l’honnêteté. Sa partenaire Bénédicte Décary insuffle tout le charme, mais aussi la féroce fierté d’une femme farouche qui assume sa liberté. Parmi le reste de la douée distribution, mentionnons les prestations remarquées de Stéphane Jacques, hilarant avec ses vers risibles et d’Isabelle Vincent, fougueuse, cruelle et malheureuse par sa jalouse et son envie à l’égard de Célimène.
« On sent pourtant au fond du cœur un respect pour lui dont on ne peut se défendre (…), et jamais le pinceau d’un honnête homme ne sut couvrir de couleurs odieuses les traits de la droiture et de la probité », écrivait Jean-Jacques Rousseau à propos du Misanthrope. La version du Rideau Vert mélange avec bonheur les artifices actuels aux couleurs de la passion indémodable, conjuguant ainsi ces caractères « odieux » à une incessante sincérité qui cherche à éclater au grand jour.