Voici un secret trop bien gardé : non seulement Christian Bégin est un auteur de théâtre aguerri — ceci est son quatrième texte — mais ses pièces au réalisme vif ont le rare pouvoir de traverser le cœur pour frapper directement l’esprit. Cette fois-ci, il s’interroge sur notre étonnante capacité de nous cacher à nous-mêmes les maux qui empoisonnent notre société, notre pays, notre planète. Et si, en fait, c’était en grandissant dans une famille, n’importe quelle famille, que l’on apprenait à ne pas voir ce qui peut nous détruire ?
Dans une cour résidentielle trop proprement aménagée, selon la volonté du père récemment décédé, on ouvre l’enveloppe du testament en présence de la mère — qui héritera des propriétés — et des quatre enfants : une avocate flamboyante à la vie instable, un notaire méticuleux, une intervenante sociale auprès des femmes violentées et un sous- ministre aux Affaires étrangères versé dans la vente d’armement. Et voilà que résonnent les mots : « 5 647 363,17 $ que vous devrez vous séparer selon les besoins de chacun.» Qu’est-ce qu’un besoin? Une ambition, une compensation, un rêve… Les besoins des uns s’opposent-ils inévitablement à ceux des autres ? Et comment monnayer une inconsolable blessure à l’âme ?
Pour célébrer leur vingtième anniversaire, les Éternels Pigistes — Christian Bégin, Pier Paquette, Isabelle Vincent et Marie Charlebois qui, en plus de jouer, signe la mise en scène — nous plonge dans les dilemmes du Québec d’aujourd’hui. Avec eux, un comédien d’exception de retour au TNM: Pierre Curzi.
Assistance à la mise en scène et régie Alexandra Sutto
Scénographie Max-Otto Fauteux
Elen Ewing Conception des costumes
Éclairages Martin Labrecque
Musique originale et direction musicale Philippe Brault
Accessoires Clélia Brissaud
Maquillages Angelo Barsetti
Photo Jean-François Gratton
Durée 1h40
Production TNM et Les Éternels Pigistes
Cela fait maintenant 20 ans que les acteurs Christian Bégin, Marie Charlebois, Patrice Coquereau, Pier Paquette et Isabelle Vincent ont fondé la compagnie des Éternels Pigistes. Avec les textes de Pierre-Michel Tremblay (Le jeu du pendu (1996), Quelques humains (1998), Le Rire de la mer (2001), Mille Feuilles (2003)), les Éternels pigistes ont remporté un grand succès et ont marqué les esprits, notamment grâce à des pièces tragicomiques qui, en plus de refléter les travers de la société, réussissaient à émouvoir et poussaient la réflexion. La pièce Pi…?! (2008) marque un tournant pour la compagnie puisque la plume est dorénavant tenue par Christian Bégin qui signe également le texte de la pièce Après moi (2012) et maintenant celui de Pourquoi tu pleures?, présentée au Théâtre du Nouveau Monde dans une mise en scène de Marie Charlebois. Ce qui pourrait être leur ultime pièce dresse un portrait de famille dur et cinglant qui écorche la société québécoise, mais qui laisse malgré tout assez indifférent, ne réussissant pas à susciter cette connivence avec le public qui a fait leur renommée.
Pourquoi tu pleures? dresse le portrait d’une famille qui se veut « (…) pas plus fuckée que la moyenne », selon les dires de la mère, mais qui baigne dans l’indifférence la plus totale. La pièce débute lors d’une réunion de famille pour fêter le retour de Guillaume (Christian Bégin), lequel revient d’un long voyage d’affaires en Afrique où il a sûrement vendu des armes – mais ça, personne ne veut le savoir. On fait la connaissance de son frère aîné Roger (Pier Paquette), comptable homosexuel mal dans sa peau, rigide et introverti; sa sœur France (Isabelle Vincent), avocate qui ne se prive d’aucune dépense et qui court après l’éternelle jeunesse; sa deuxième sœur Manon (Marie Charlebois), bonne sœur défroquée qui se complait dans son rôle de pauvre compatissante; sa mère (Sophie Clément), qui ne veut surtout rien voir ni savoir afin de sauver les apparences; et, enfin, son père (Pierre Curzi), homme d’affaires intransigeant qui jure avoir tout fait pour le bien de sa famille. On retrouve ensuite la famille un an plus tard, après le décès du père. À l’occasion de la lecture du testament, on découvre les sombres secrets de la famille à coups de non-dits, de flashbacks et de répliques acerbes servies par cette fratrie qui ne cesse de s’entredéchirer devant un héritage qu’ils doivent se partager.
Outre le dur portrait de famille qu’elle dresse, la pièce veut également faire écho à la société québécoise qui demeure indifférente devant l’énormité de plusieurs injustices auxquelles elle ne peut pas grand-chose. L’écriture de Christian Bégin souligne à gros traits tous les travers de ses personnages, tout comme ceux de la société, n’offrant que trop peu de nuances et d’humanité. Tout est grossi et tombe dans le « trop » : un père trop coupable de tous les maux de ses enfants, une mère trop occupée à refuser de voir, un fils trop grande gueule pour qu’on ait la moindre compassion quand il dévoile ses blessures… À force de «trop », la pièce sombre dans un univers unidimensionnel sans réussir à atteindre sa cible : le public. Même si on sait qu’elle existe, on ne se sent tout simplement pas interpellés par cette désolante indifférence que Bégin dénonce à grands coups de répliques cinglantes.
Le décor est à l’image de la famille qui nous est présentée : une cour arrière bien proprement disposée, aux tons monochromes, sans aucun artifice. Heureusement, la mise en scène de Marie Charlebois et le jeu des acteurs réussissent à nous réconcilier avec la pièce. La première scène retient l’attention, avec les personnages placés en chœur, se répondant tout en regardant vers l’avant. La longue descente du cochon de méchoui vers son socle au milieu de la scène annonce efficacement la longue discorde qui va s’en suivre. Pierre Curzi impressionne dans son rôle de père de famille aux travers évidents et occupe toute la scène à chacune de ses interventions. Les autres acteurs offrent une répartie bien affirmée, si ce n’est de Sophie Clément qui est confinée dans le rôle plus effacé de la mère, même si elle réussit malgré tout à livrer quelques répliques dignes de mention.
Dans ce monde à la limite de la caricature que Christian Bégin dépeint avec Pourquoi tu pleures?, on nous offre un portrait qui soulève la question de l’indifférence collective dans laquelle la société se perd. Malgré cette prémisse intéressante, des acteurs de talent et une mise en scène efficace, la réflexion ne décolle pas, trop plombée par des personnages vidés de leur humanité. Espérons que les Éternels Pigistes n’en resteront pas là et qu’ils sauront ressusciter ce doux art du tragicomique qui décoiffe et qui a fait leur renommée dans une prochaine pièce.