Nous sommes dans le Québec urbain d’un avenir prochain. Face à l’expansion démographique fulgurante, à l’amenuisement des ressources et à la prolifération des guerres, les structures au pouvoir se voient dans l’obligation de resserrer les règles de vie des habitants. Les libertés individuelles sont mises de côté au profit d’une société plus ordonnée qui répond aux besoins de base d’une population nombreuse. Quelque part dans ce Québec, il y a Jules, qui déborde d’amour pour sa petite Sylvie.
Les Savants est une fable pas aussi futuriste qu’on pourrait le croire. Inspirée d’une remise en question des valeurs d’intimité versus celles de communauté, elle s’inspire des dérives que pourraient suivre autant les structures au pouvoir que les individus dans une société manquant d’imagination et d’humanité. Chaque élément retenu pour imaginer cette « société » est inspiré d’un système contemporain réellement intégré à notre société ou à de plus lointaines. La trame s’installe autour de la politique de l’enfant unique. Devant se prévaloir de permis avant de faire des enfants, les citoyens de ce Québec « lointain » doivent justifier logiquement leur accès au statut de parents. Nous suivons l’histoire de Sylvie et Jules, très amoureux, qui reçoivent le permis et celle d’Agathe, ouvrière célibataire qui doit renoncer à son droit malgré le fait qu’elle soit déjà enceinte.
Musique Le Futur
Scénographie Odile Gamache
Éclairages Cédric Delorme-Bouchard
Photo Leïla Alexandre
Plein tarif : 27 $
30 ans et moins, membre de l’AQAD ou de la FADOQ, détenteur d’une carte Accès Montréal : 24 $
65 ans et plus : 24 $
Travailleur culturel, abonné à JEU, Liberté et TicArtToc : 22 $
Étudiant : 19 $
Groupe (15 personnes et plus) : 19 $
12 ans et moins : 17 $
Une production de Gabrielle Lessard
«Le douteur est le vrai savant», affirmait au 19e siècle le physiologiste français Claude Bernard. Malgré quelques faiblesses, la pièce Les Savants, écrite et dirigée par Gabrielle Lessard, lance des interrogations pertinentes sur notre autonomie personnelle, de plus en plus menacée, et sur des réalités dérangeantes autour des femmes.
Par son ton assez expérimental, la proposition de la jeune metteure en scène et auteure (également comédienne) étonne grandement dans le petit studio des Écuries. Au cœur d’un Québec situé dans un futur rapproché, les citoyens (et surtout les citoyennes) voient leurs libertés se rétrécir comme une peau de chagrin. L’action se déroule dans une cuisine moderne. Un couple, Jules et Sylvia, s’aime beaucoup et souhaite la venue d’un enfant dans son quotidien réglé comme du papier à musique. L’homme travaille fort pour subvenir à leurs besoins, tandis que sa conjointe prend plaisir à écrire dans un cahier. Or, deux étrangères débarquent chez eux : une sorte d’agente de probation à l’allure de mannequin avec son tailleur élégant et une ancienne travailleuse d’imprimerie, en stage d’observation, qui ressemble à une petite fille coupée du monde. Sans que l’enjeu soit clairement explicité dans le texte, il règnerait alors, dans notre petite province, une politique de «l’enfant unique», comme il en existe dans certains pays surpeuplés.
Durant une heure et quart, nous tentons de distinguer le vrai du faux dans ce miroir où les apparences imposent la marche à suivre. Nous nous retrouvons devant une atmosphère ressemblant au film Les Femmes de Stepford (l’excellente version réalisée en 1975 par Bryan Forbes), à la série télévisée Beautés désespérées et au 1984 de George Orwell. Les êtres présents devant nous ressemblent davantage à des poupées qu’à des individus de sang et de chair (surtout que toute trace de graisse est traitée comme une faute grave). Par ailleurs, le comptoir au centre de la scène rappelle celui du bureau d’une autre pièce récemment donnée aux accents d’avenir prophétique, La Liberté de Martin Bellemare, où l’humanité en prenait également pour son rhume.
Le reproche que l’on peut adresser à ces Savants est celui de constater que certaines pistes gagneraient fortement à être mieux approfondies. Esquissés à gros traits, les personnages manquent également de nuances permettant de susciter un intérêt total pour leurs tourments intérieurs. La jeune ouvrière, qui semble en arrêt de travail, est entourée d’un nuage d’énigmes. Nous connaissons à peine les raisons de ses malheurs, de sa grossesse (avortée ou non) et de ses errances psychologiques. La gardienne aux mœurs exemplaires, telle une femme d’affaires soumise malgré elle à ses séances de jogging qui doivent être en synchronisme avec l’intensité des rayons du soleil, manque de couleurs Des traces de doute ou de fragilité chez elle ajouteraient une finesse au propos de la dramaturge. Les deux amoureux constituent les deux figures les mieux élaborées. Ils expriment naturellement leur affection l’un envers l’autre, tout comme leur désir de s’affranchir, graduellement, des entraves imposées par les deux intruses. Autre faiblesse, la finale ambiguë sur le sort de la future mère parait précipitée. Mieux travaillée, elle donnerait une plus grande férocité à cette œuvre aux nombreuses potentialités.
Malgré ces lacunes, de grandes qualités émanent de la plume de Lessard. Ses réflexions sur le désir de maternité, ainsi que toutes les problématiques actuelles entourant cette dernière témoignent d’une grande acuité et d’une sensibilité palpable. Sans un soupçon de didactisme, elles s’inscrivent dans une mouvance qui ose scruter les délicates réalités concernant la santé des femmes qui se retrouvent confrontées à des barèmes, souvent malsains, de compétitivité ou de comparaison. Sylvia acceptera-t-elle contre son gré d’abandonner ses pulsions créatrices pour ne devenir qu’une machine reproductrice au service de la société capitaliste? La recherche de la perfection absolue est-elle compatible avec l’amour? Une production comme Les Savants n’apporte pas de réponses définitives, mais pose plusieurs questions courageuses.
Si les personnages sur papier manquent parfois de substance, les interprètes, par contre, démontre l’aplomb nécessaire. Avec ses traits ressemblant à la comédienne française Marion Cotillard, Marianne Dansereau cerne très bien cette femme traquée dans ses dimensions les plus intimes, en perpétuel combat pour retrouver sa dignité. Incarné par Michel-Maxime Legault, son conjoint traduit aussi adéquatement son malaise face à une situation qui lui échappe de plus en plus. Vue récemment dans le long-métrage Les mauvaises herbes, Emmanuelle Lussier-Martinez est, quant à elle, saisissante en femme-enfant prise dans l’étau d’un système d’aliénation et de conformisme. La femme en tyran sophistiqué, dont l’empathie pour les autres semble inexistante, est bien rendue par Catherine Lavoie.
Gabrielle Lessard tire profit d’une superbe conception sonore à la fois inventive, poétique, cauchemardesque et atmosphérique. Habitée et mélodieuse, la musique donne ici énormément de relief à cet univers d’étrangeté et de prémisses menaçantes pour notre monde en pleine mutation. Malgré des accrocs, la parole de cette artiste mérite d’être entendue à la suite de ces Savants perturbateurs.