Par un hasard furtif, sans pouvoir s’éviter, deux hommes se
croisent au détour d’un lieu sombre, sorte de no man’s land
qui pourrait être tant un terrain vague qu’une ruelle déserte.
L’un se dit dealer, l’autre est donc client. Ils cherchent à faire
une transaction dont l’objet demeure obscur. Comme des
ennemis, mais aussi comme des frères, les protagonistes
se défient. Ils se parlent sans se comprendre. Une lutte
de pouvoir s’installe entre eux, les faisant inévitablement
basculer dans la douleur, l’affrontement, la violence.
Ils se lancent alors dans une joute verbale et physique sans pitié, où la parole et les corps se provoquent, s’entrechoquent, s’esquivent, se repoussent et s’étreignent. Au coeur de leur duel sulfureux, pulsions de vie et de mort se confondent. Ils semblent possédés par un désir fauve qui n’arrive jamais à s’exprimer clairement. Et s’il était question de la marchandisation de ce désir ? Si leur appétit charnel mutuel était justement l’objet de leur transaction ?
Porté sur scène avec une sensibilité à fleur de peau par Brigitte Haentjens, Dans la solitude des champs de coton déploie une partition corporelle et langagière vertigineuse. Deux monologues denses et incisifs s’entrelacent et se heurtent, se refusant sans cesse l’un à l’autre. Préservant une tension haletante entre les mots et entre les êtres, Koltès use de la parole comme d’une arme que l’on décharge. Sa langue musicale, mystérieuse et subversive, sa langue intransigeante, Hugues Frenette et Sébastien Ricard l’incarnent magistralement, la livrant en un souffle commun, dans des performances d’acteur absolument stupéfiantes.
Texte Bernard-Marie Koltès
Mise en scène Brigitte Haentjens
Avec Hugues Frenette et Sébastien Ricard
Crédits supplémentaires et autres informations
Assistance mise en scène et régie Jean Gaudreau
Dramaturgie Mélanie Dumont
Scénographie Anick La Bissonnière
Lumière Alexandre Pilon-Guay
Costumes Julie Charland
Musique Bernard Falaise
Maquillage Angelo Barsetti
Collaboration au mouvement Mélanie Demers + Anne-Marie Jourdenais
Sonorisation Frédéric Auger
Direction technique Jérémi Guilbault Asselin
Direction de production Sébastien Béland
Direction administrative Xavier Inchauspé
Crédit photo Jean-François Hétu
Durée 1h10
Rencontre après la représentation du 24 mai
Production SIBYLLINES en coproduction avec le Théâtre français du CNA
Après s’être attaquée à Combat de nègres et de chiens (1996) et à La nuit juste avant les forêts (1999, 2010), Brigitte Haentjens replonge dans l’œuvre de l’auteur Bernard-Marie Koltès pour présenter Dans la solitude des champs de coton, une joute poétique et philosophique aussi exigeante que brillante.
Afin de mettre le public dans l’ambiance du spectacle, Brigitte Haentjens mise sur une entrée en salle particulière. Les spectateurs sont amenés à circuler dans les corridors mal éclairés de l’Usine C, puis sur un chemin couvert de gravier, avant de patienter près d’une structure métallique rappelant une arène de boxe encerclée par un grillage. Plusieurs minutes passent avant que ce grillage se soulève, permettant ainsi au public d’aller s’asseoir dans l’un ou l’autre des gradins placés face à face. Ce parcours initial entraîne une perte de repères chez le spectateur qui se retrouve dans un no man’s land rendu inquiétant par la musique électroacoustique de Bernard Falaise. Or, cette impression s’estompe rapidement lorsque le spectacle commence et que les comédiens Hugues Frenette (le Dealer) et Sébastien Ricard (le Client) entrent en scène. Sans se regarder, ils avancent l’un vers l’autre jusqu’à la collision initiale, prétexte et point de départ du deal au cœur de la pièce.
Hugues Frenette rend justice à la musicalité de la langue de Koltès. Son interprétation nuancée témoigne d’un énorme travail sur la polysémie du texte, alors qu’il arrive à rendre intelligibles d’immenses tirades remplies de métaphores et de sous-entendus. Le dealer qu’il incarne est dangereusement charismatique et étonnamment calme. À l’inverse, Sébastien Ricard interprète un client nerveux et imprévisible, donnant l’impression qu’il est sous l’influence du crack ou de l’ectasie. Dans sa bouche, les mots s’enchaînent à une vitesse telle qu’il est parfois même difficile d’assimiler toutes les subtilités de son argumentation. Des mouvements brusques et répétitifs accompagnent son jeu presque slammé par moments. Bien que le tempérament opposé des deux personnages sert bien le duel qui a cours sur scène, la progression de l’intensité dramatique aurait gagné à se faire plus lentement. Il faut dire qu’il faut un temps d’adaptation au spectateur avant de se faire l’oreille au ressassement de la langue de Koltès, qui se complexifie à mesure que la pièce avance. Cette dilatation du temps transforme une rencontre qui aurait pu rester très brève en un échange de plus d’une heure.
La mise en scène de Brigitte Haentjens est à mille lieues du déambulatoire audioguidé que Roland Auzé avait proposé l’an dernier au Prospero, dans lequel le public était amené à (pour)suivre les comédiennes dans leurs déplacements. C’est plutôt l’animalité sous-jacente au texte de Koltès qu’Haentjens met en relief par une exploration du corps non naturaliste et par des déplacements continuels. Tout au long de la pièce, le dealer et le client alimentent un jeu d’attraction et de répulsion qui les pousse à arpenter toute la longueur de l’étroitesse de la scène. Tels des animaux traqués, ils apprivoisent le corps de l’autre en l’amadouant lentement, ou encore en cherchant à le déstabiliser par la vitesse. Ce choix a pour effet de fatiguer les acteurs et de laisser transparaître une certaine vulnérabilité dans leur jeu qui sert le propos de la pièce.
La seule maladresse que l’on peut reprocher à la mise en scène d’Haentjens est de présenter une finale flamboyante pour une pièce qui tire sa force de son minimalisme et de sa sobriété. Ce choix donne l’impression qu’elle a fini par manquer de confiance en la puissance du texte de Koltès. Dans la pièce, l’économie de la dernière réplique – Quelle arme ? – tranche avec la démesure des monologues du spectacle tout en invitant le spectateur à imaginer la suite du duel. Le plaquage d’un punch final fait en sorte d’amoindrir le réseau de significations suggéré par l’auteur en détournant l’attention du public vers un effet de scène inutile. Mais cette réserve finale n’empêche pas la pièce de se retrouver parmi les spectacles de l’hiver à ne pas manquer.
28-01-2018