« Maintenant, je suis ». Traduction de Sad Sam du croate au français. Lucky veut dire Srečko. Srečko Kosovel, « Rimbaud slovène », mort à 22 ans en 1926. Auteur d’avant-garde dont le verbe puissant déchire le voile du temps pour se brancher sur la fréquence du performeur Matija Ferlin. Rencontre de deux âmes sœurs. Conversation dans l’invisible. Le poète s’incarne dans une table d’écriture, des piles de papier et dans le corps du danseur-acteur qui rebondit vigoureusement sur sa poésie déconstruite. Danse fragmentée entre explosion et retenue. Corporéité crue, insolite, et parole de feu pour un solo-duo mystique, physique et turbulent.
Ancré dans sa culture et dans l’extrême contemporanéité des arts indisciplinés, Matija Ferlin prend l’affiche du Festival avec deux œuvres très dissemblables de la série Sad Sam. Une occasion unique de découvrir l’une des griffes les plus prometteuses des Balkans et de mesurer la puissance d’impact de son extraordinaire présence.
Figure émergente de la scène des Balkans, Matija Ferlin est un artiste inclassable parce qu’il est pétri de transdisciplinarité et d’expériences atypiques. Formé en arts graphiques et médiatiques, en théâtre et en danse, il a vécu à Amsterdam et à Berlin avant de revenir en Croatie où il est né en 1982. En parallèle à ses créations personnelles, il se nourrit de nombreuses collaborations, à titre de performeur, d’acteur ou de conseiller artistique, avec des créateurs d’horizons très variés, parmi lesquels l’Allemande Sasha Waltz, la Canadienne Ame Henderson (il était de la distribution de /Dance/Songs/, FTA 2009 et a créé avec elle The Most Together We’ve Ever Been), le Québécois Luc Dunberry et la Slovène Maja Delak, fondatrice d’Emanat Institute, institut pour l’affirmation et le développement de la danse et de l’art contemporain, établi à Ljubljana et producteur de ses œuvres.
Il a déjà réalisé quatre courts métrages et cinq expositions en plus d’une dizaine de performances, dont les solos où il témoigne des mouvances de son identité intime et professionnelle : Sad Sam Almost 6 (2009) et Sad Sam Lucky, qui a reçu l’an dernier un prix en Serbie pour son expressivité et son inventivité exceptionnelles. Depuis 2004, il a présenté son travail en Europe et en Amérique du Nord. En 2011, il se classait au rang des meilleurs chorégraphes de l’année dans la publication new-yorkaise V Magazine et se voyait primé pour la même raison en 2012, en Croatie, et en 2013, en Slovénie.
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Scénographie Mauricio Ferlin
Musique Luka Prinčič
Photo Danko Stjepanovic
Rédaction Fabienne Cabado
Création au Zagrebački Plesni Centar, Zagreb, le 19 avril 2012
Durée : 1h05
Tarif régulier : 28 $
30 ans et moins /
65 ans et plus : 23 $
Taxes et frais de services inclus
En parallèle
Rencontre avec les artistes en salle après la représentation du 24 mai
Coproduction Rencontres Chorégraphiques Internationales De Seine-Saint-Denis + Centre National De La Danse (Pantin)
En partenariat avec Bunker - The Old Power Station Elektro (Ljubljana) + Festival Of Dance And Non-Verbal Theatre (San Vincenti) et avec le soutien financier de Ministère de l’éducation, de la science, de la culture et du sport de la République De Slovénie +Zagreb Dance Center +Municipalité De Ljubljana + Municipalité De Pula
Présentation en collaboration avec Monument-National
Studio Hydro-Québec du Monument-National
1182, boul. Saint-Laurent
Billetterie : FTA - 514-844-3822 / 1-866-984-3822
Quartier général FTA : 300, boul. de Maisonneuve Est
par David Lefebvre
Le chorégraphe croate Matija Ferlin présente, dans le cadre du FTA, deux de ces créations bien personnelles, soit Sad Sam Lucky (2012) et Sad Sam Almost 6(2009). «Maintenant, je suis » ou « maintenant, seul », voilà ce que signifie, traduit du croate, le « Sad Sam » des titres de ces créations atypiques et très distinctes. Au départ, le tout premier Sad Sam que Ferlin monte en 2004 se voulait une pause dans le temps, pour ainsi comprendre sa propre évolution en tant que créateur et danseur. Et qui dit évolution, dit changement ; quelques autres spectacles sont ainsi nés, créant une véritable série. Sad Sam Lucky est le premier des deux spectacles à être proposé aux festivaliers.
L’inspiration première de cette création prend sa source chez le poète Srečko Kosovel, décédé beaucoup trop jeune – 22 ans – d’une méningite, en 1926. Tous ses écrits ont été publiés à titre posthume ; ils sont largement inspirés par la mort, se rapprochant de l’expressionnisme et de l’impressionnisme. Les expressions sont crues et l’apocalypse se trouve au détour d’une phrase, que la prochaine efface. Il flirtera même avec le constructivisme, peu de temps avant sa mort. Sad Sam Lucky se rapproche beaucoup, d’une certaine manière, dans sa structure, de ces idées et concepts.
Sad Sam Lucky se partage en trois actes. D’abord, Ferlin, debout sur une scène salie au charbon, toisant le public, finit par prendre quelques feuilles et les agrafe à une table noire. Il tourne le dos au public et commence par un vers de Kosovel : «A lot of work awaits me, isn’t that cheerful? ». Une phrase qui reviendra à quelques reprises, devenant de plus en plus ironique, voire cynique. Puis, l’interprète aborde les mots de Kosovel, tentant de les faire siens, opposant ceux-ci à sa réalité. La table subit certains coups, des mains et d’une épaule, alors que le monologue devient légèrement surréaliste. Ferlin tombe ensuite dans son quotidien, enchaînant pensées, anecdotes, bruits divers. La troisième partie vient casser délibérément tout ce qui fut montré jusqu’ici, par une chorégraphie forte, brutale, parfois naïve, parfois animale. La table, après qu’on ait expérimenté sa sonorité, devient un véritable partenaire de danse, et ce, bien malgré elle. Elle prendra plusieurs formes, d’un lit de fortune dans un squat à une barricade, d’un débris tombé à un boulet. Il y a quelque chose de la guerre des Balkans dans ces gestes violents, ces balles qu’on évite. La musique de Luka Prinčič – la seule qu’on entendra de tout le spectacle – résonne à tue-tête ; c’est le désespoir et la folie qui émergent dans ces gestes et ses pauses, une apocalypse toute personnelle.
Il faut réellement s’accrocher pour suivre Matija Ferlin : le fil conducteur y est ici absent, ou totalement invisible. Quelques scènes sont absurdes, d’autres poétiques. Rien ne tient : alors qu’une certaine théâtralité s’installe, il casse délibérément le rythme ou l’émotion sans avertir. Celle-ci surgit sans raison apparente ; les cris poussés se taisent aussi rapidement qu’ils sont venus. Tout est déconstruit, tout est hachuré, à l’instar de plusieurs poèmes de Kosovel. Mis à part cette structure, on sent difficilement les véritables liens qui pourraient exister entre les mots du poète et les anecdotes du chorégraphe ; les tableaux de son quotidien sont souvent d’une banalité inutile au récit – ou charment un certain public, épris du danseur dans ses élans intimistes. Alors que certains décrocheront durant cette partie pour être happés par la dernière, d’autres vivront tout le contraire.
Sad Sam Lucky joue allègrement avec les codes de la représentation, provoquant l’ire ou le plaisir des spectateurs, qui semblent tout de même unanimes sur le talent du créateur croate. Reste à voir ce que proposera Sad Sam Almost 6.