Fini la nudité pour accéder à l’être. Pour mieux dévoiler ses danseurs, Daniel Léveillé les soumet à l’épreuve du solo et de partitions chorégraphiques impossibles. À la danse rude et syncopée de ses trois dernières œuvres s’ajoute l’infinie lenteur d’adages improbables. Un homme garde la pose dans une chute au ralenti ; une jambe se détache interminablement d’un corps hors de son axe. Minutes d’éternité où l’émotion affleure. Douceur inattendue, presque lyrique. Beauté sublime d’interprètes à la présence fulgurante. Sur les violons de Bach qu’aucune destinée humaine ne saurait perturber, ils se reprennent vite, rendossent leur armure. Les poings serrés, le regard en fureur, ils repartent au combat. La solitude est leur champ de bataille.
Premier opus – remarquable et remarqué – d’un nouveau cycle de création, Solitudes solorévèle un Daniel Léveillé au sommet de son art avec une chorégraphie ciselée comme un collier de diamants. Offerte en rappel aux spectateurs du Festival, elle a valu à son créateur le Prix du CALQ pour la meilleure œuvre chorégraphique 2012-2013.
Formé au sein du Groupe Nouvelle Aire où il commence à chorégraphier en 1977, Daniel Léveillé travaille longtemps comme chorégraphe indépendant avant de fonder Daniel Léveillé Danse, en 1991. Tandis qu’il signe des œuvres pour diverses compagnies de danse et de théâtre, il entre à l’UQAM comme professeur de composition et de chorégraphie. Il occupera ce poste de 1988 à 2012, menant de front une double carrière et précisant sa vision sans se soumettre aux diktats du marché de l’art. En 2001, Amour, acide et noix établit sa réputation sur la scène internationale où il présentera aussi La pudeur des icebergs et Le crépuscule des océans (FTA, 2007), les deux autres pièces de sa trilogie Anatomie de l’imperfection.
Marginalité, passion et sexualité sont les thèmes d’œuvres de jeunesse comme Voyeurismeou Écris-moi n’importe quoi, qui s’inscrivent alors dans la mouvance de la théâtralité. En 1989, il explore l’intimité organique et amorce, avec la série Traces, le virage vers la gestuelle qui le caractérise aujourd’hui. Développant une écriture faite de répétitions et de phrases courtes, il imagine des partitions chorégraphiques impossibles pour révéler la beauté de l’être dans son imperfection et choisit la nudité pour évacuer toute feinte possible. Sa plus récente pièce,Solitudes solo, créée à l’automne 2012, a valu à Daniel Léveillé le Prix du Conseil des arts et des lettres du Québec pour la meilleure œuvre chorégraphique 2012-2013.
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Lumières Marc Parent
Musique Johann Sebastian Bach
Direction des répétitions Sophie Corriveau
Photo Denis Farlay
Rédaction Fabienne Cabado
Création à l'Agora de la danse, Montréal, le 26 septembre 2012
Durée : 1h
Tarif régulier : 43 $
30 ans et moins /
65 ans et plus : 38 $
Taxes et frais de services inclus
En parallèle
Rencontre avec les artistes en salle après la représentation du 25 mai
Coproduction Festival TransAmériques + CCN Rillieux-La-Pape + Theater Im Pumpenhaus (Münster) + Fabrik Potsdam + Agora De La Danse + Atelier De Paris-Carolyn Carlson
Théâtre Prospero
1371, rue Ontario Est
Billetterie : FTA - 514-844-3822 / 1-866-984-3822
Quartier général FTA : 300, boul. de Maisonneuve Est
par Olivier Dumas
« Non, je ne suis jamais seul avec ma solitude », chantait le regretté Georges Moustaki. Après la tombée du rideau de Solitudes Solo, on se sent tout sauf abandonné à nous-mêmes. Sur la scène du Théâtre Prospero se déploie un hymne fraternel interprété par un superbe quintette de danseurs et danseuses de la compagnie Daniel Léveillé Danse.
D’une durée de soixante minutes qui passent à la vitesse de l’éclair, le spectacle réussit à captiver son auditoire sans avoir recours à des effets spéciaux ou à des gadgets technologiques. Un simple carré où s’exécutent les artistes avec tout leur cœur et toute leur sueur, sans oublier des extraits musicaux classiques, permettant à la danse d’être maîtresse et souveraine de son art.
Après le succès de ses créations précédentes comme Amour, acide et noix, La pudeur des icebergs et Le crépuscule des océans (sa trilogie d’Anatomie de l’imperfection) le chorégraphe québécois Daniel Léveillé a voulu revenir avec Solitudes Solos à la simplicité d’une pratique chorégraphique dépouillée de ses artifices. Mais cette sobriété ne camoufle aucunement un travail rigoureux qui parvient à témoigner d’une gamme complète d’émotions et de sensations diverses sur notre époque.
Les cinq artistes viennent, à tout de rôle, occuper l’espace de jeu avec des gestes rudes, surtout durant la première moitié de la représentation, et plus doux par la suite, incarnant la quête intime d’individus. Habillé d’un grand chandail coloré, chevelure retenue par une queue de cheval, Gaétan Viau brise la glace avec ses mouvements très carrés, constitués notamment par ses sauts et tours en hauteur très affirmés. Lorsque le corps atteint le sol, le bruit saccadé donne la sensation d’un éclair qui brise la quiétude d’un ciel bleu. Les mouvements esquissés vers le haut à plusieurs reprises se complètent par des séquences accroupies au sol, les bras allongés en forme de triangle. Ensuite, le deuxième danseur, Mathieu Campeau, lui succède avec une grammaire chorégraphique similaire, avec ses dualités entre le ciel et la terre ainsi que son rythme fracassant. Avec son visage barbu et ses cheveux en bataille, il dévoile également une évolution par rapport à son prédécesseur quant à une dynamique permettant quelques gestes plus lents et moins rugueux.
Si la nudité constitue une partie importante et typique du parcours de Daniel Léveillé (jamais gratuite, toutefois), sa présence dans ces solos poétiques n’embarrasse jamais le propos. Elle l’accompagne presque avec délicatesse et douceur. Cheveux très courts, Justin Gionet porte déjà moins de plumes que ses partenaires masculins. Il arrive avec seulement un caleçon blanc qui ne laisse place à aucune imagination. Tout en muscles, il se permet davantage de déhanchements lascifs avec humour et insolence. Ensuite, la seule interprète féminine, Esther Gaudettte, surgit également la poitrine nue. Rien ne paraît plaqué ou provocateur. Elle pousse encore plus l’introspection avec son visage qui sait traduire joliment plusieurs sensations, notamment la tristesse et la crainte. Sa prestation délaisse la dimension plus athlétique et plus démonstrative de ses partenaires mâles. Elle exprime plutôt le déséquilibre entre la tendresse des perceptions et la violence de plus en plus fragrante de notre société. L’auditoire ne peut se sentir qu’en symbiose avec cette proposition qui expose la difficulté de l’individu à trouver ses repères et des balises dans un monde insensible.
La progression du spectacle demeure intéressante dans la pluralité de ces petits instants dont chacune des parties ajoute une couleur différente à un tableau d’ensemble achevé et évocateur. La dernière scène est d’une beauté foudroyante. Emmanuel Proulx s’avance et exécute ses mouvements. La musique cesse et cède la place au silence. Pour Blaise Pascal, « le silence de ces espaces infinis m’effraie » ; en ce samedi soir, la symbiose entre un corps en mouvement, sans autre artifice que l’éclairage, atteint une grande intensité. Durant les dernières minutes, les lumières s’éteignent alors que se poursuit la danse, comme un chant de liberté et d’amour contre la fatalité, la lassitude, le temps meurtri.
Créée en 2012 et récipiendaire du Prix du Conseil des arts et des lettres du Québec pour la meilleure œuvre chorégraphique 2012-2013, la pièce Solitudes Solo démontre le meilleur de la danse contemporaine québécoise et internationale.