Une scène d’un extrême dépouillement, trois hommes vêtus de tuniques noires, une tension palpable. Le trio charismatique officie une liturgie du corps évoquant la mythique Judson Church en 1963. Avec Made-to-Measure, le chorégraphe new-yorkais Trajal Harrell clôt splendidement son cycle de création imaginant la rencontre entre le formalisme des postmodernes, la grandeur des pleureuses grecques et la flamboyance des voguers.
Mouvements contraints, geste épuré, émotion à fleur de peau. Soudain, l‘atmosphère d‘un ball chasse le souffle tragique, la scène devient podium, les mouvements se font amples, exubérants, cathartiques. Après (M)imosa (2012) et Antigone Sr. (2014), qui ont durablement marqué les esprits des festivaliers, Harrell poursuit son fascinant travail de mémoire, taraudé par une même question, cette fois inversée : qu‘arriverait-il si les danseurs de Greenwich se trouvaient dans Harlem parmi les voguers ? Minimalisme, tragédie et poses lascives s‘entrechoquent dans cette expérimentation conceptuelle qui évoque traditions historiquement chargées et allusions à la ségrégation raciale. Les avant-gardes autant que les cultures afro-américaines et queer sont célébrées. L‘Histoire, sur mesure.
Trajal Harrell (New York)
Chorégraphe et interprète originaire des États-Unis, Trajal Harrell élabore un langage gestuel qui s’appuie sur l‘histoire des mouvements et des esthétiques en danse.
L’univers de ce théoricien avisé et créateur sensible et exubérant se voit encensé à New York, où il vit, autant qu’en Europe, en Asie et dans les Amériques. Remettant sans relâche en question les formes du passé comme du présent, il élabore un vaste cycle dans lequel toutes les pièces partagent la même proposition, croisant la tradition du voguing de Harlem avec les premiers post-modernes de Greenwich Village. La série Twenty Looks se décline en sept tailles, dont : Extra Small, Small, Medium connue sous le nom de (M)imosa (FTA, 2012), Antigone Jr. ++, une taille L et Antigone Sr. (FTA, 2014) ; ce spectacle remporte le prix Bessie de la meilleure production en 2012. La dernière pièce de la série, Judson Church is Ringing in Harlem (Made-to-Measure) / Twenty Looks or Paris is Burning at The Judson Church (M2M), première commande de danse faite par l‘institution d‘art contemporain MoMA PS1, est à l‘affiche des célébrations du 50e anniversaire des premières performances de la Judson Church.
Sa première pièce d’un nouveau cycle présenté au MoMA en février 2013, Used, Abused and Hung Out to Dry, combine le butô au voguing. Chercheur infatigable, Harrell interroge le rapport entre le modernisme et la danse actuelle avec The Return of The Modern Dance, créée en 2015 pour le Ballet Cullberg de Suède. Pour le Festival Montpellier Danse, The Ghost of Montpellier Meets Samurai s‘inspire des esthétiques des légendaires chorégraphes Dominique Bagouet et Tatsumi Hijikata.
Section vidéo
Costumes complexgeometries
Son Trajal Harrell
Photo Ian Douglas
Durée : 1 h 05
Tarif 34 $ à 40 $
30 mai, rencontre après la représentation
Création au Danspace Project, New York, le 11 octobre 2012
Coproduction Danspace Project – Platform 2012 (New York) incluant Judson@50 (New York), MoMA PS1 (New York), Hau Hebbel am Ufer (Berlin)
Soutien en résidence ImPulsTanz Vienna International Dance Festival
Monument-National
1182, boulevard Saint-Laurent
Billetterie : En ligne : fta.ca
Par téléphone
514 844 3822 / 1 866 984 3822
En personne :
La Vitrine, billetterie officielle du FTA* -
2, rue Sainte-Catherine Est (métro Saint-Laurent)
*En personne, les billets pour les spectacles présentés à la Place des Arts ne sont pas en vente à La Vitrine, mais exclusivement à la PDA.
Personne ne pourra reprocher au chorégraphe et danseur new-yorkais Trajar Harrell de manquer à la fois d’audace et de continuité dans son parcours artistique. Pourtant, sa troisième visite au FTA déçoit par une certaine mollesse quant à son intensité et à son exécution approximative dans Judson Church is Ringing in Harlem (Made-to-Measure).
Au studio de répétition du Monument-National un dimanche soir, le public s’installe tassé comme des sardines sur des chaises peu confortables. Un bruit d’oiseau joyeux se fait entendre en sourdine et revient sporadiquement tout au long de la représentation. Les murs et le plancher baignent dans des teintes blanches. Quelques accessoires trônent sur le plateau, dont trois chaises et un ventilateur. L’œuvre s’amorce avec un bref discours de l’un des interprètes, Thibault Lac, à la fois fébrile et nerveux. Celui-ci explique en anglais (il demande ensuite en français si tout le monde a bien compris son message) que la création s’inscrit dans un tout, qui se décline en huit parties, intitulé Twenty Looks or Paris is Burning at The Judson Church. L’ensemble incluait notamment les opus présentés lors des deux précédents séjours de la troupe: (M)imosa et Antigone Sr. Des critiques comparent même l’approche d’Harrell à celle de la grande femme de danse Martha Graham, mais transposée dans les préoccupations du début du 21e siècle, toujours aux prises avec des questions de racisme et de discrimination sexuelle.
Pendant une heure et cinq minutes, nous rencontrons trois hommes attachants et sympathiques vêtus de tuniques noires qui semblent, selon le texte de présentation, officier une liturgie du corps qui eut lieu dans la mythique Judson Church en 1963. Le spectacle amalgame le formalisme des postmodernes, l’idéologie des pleureuses grecques et l’énergie du voguing, un style de danse urbaine né au courant des années 1970 dans les clubs gais aux États-Unis. Les diverses sources d’inspiration se percutent volontairement les unes dans les autres (même dans la conception musicale), plutôt que tisser une mosaïque harmonieuse et prévisible.
L’audace annoncée tarde à se manifester dans leur proposition. Le premier quart d’heure prend beaucoup, beaucoup de temps à installer un climat propice à un échange vibrant entre la salle et la scène. Lac et Ondrej Vidlar s’assoient devant nous avec un regard triste, portant en lui bien des souffrances et des accablements de nos sociétés froides, industrielles et individualistes. Ils lancent quelques invectives et plaintes, enterrés sous une musique pop tonitruante et la voix d’une chanteuse criarde. Quelques instants plus tard, Harell surgit et s’installe sur un siège à son tour. Par contre, il semble encore plus malheureux que ses deux partenaires de scène avec les larmes abondantes qui coulent sur ses joues et les traces de sueur qui imbibent son front. Sa bouche émet des spasmes. Une mélodie plus douce au piano émerge comme une lueur d’espoir. L’artiste arrive enfin à émouvoir avec un hymne, assez joliment rendu d’ailleurs, naviguant entre le gospel, les negro spirituals et les intonations de chanteurs à la Al Green. Ses expressions faciales n’hésitent aucunement à le reprocher de colorées drag queens. Harell réussit, et c’est là une des qualités de son propos, à immiscer des fragments de burlesque à ces tableaux sombres. La douleur sous-jacente, souvent souterraine, peut évoquer celle présente dans les écrits de l’auteur James Baldwin, qui a réuni les enjeux des réalités noires américaines et homosexuelles, ou encore de Richard Wright, un autre écrivain noir engagé dont Marie-Claire Blais a su témoigner de sa sensibilité dans son essai Passages américains.
Devant une prémisse aussi attrayante, le brouillage entre un certain mal de vivre et la folie exubérante aurait nécessité davantage de fougue, d’ardeur et de chaleur. La fusion entre les deux pôles extrêmes se répercute seulement vers la fin, quand le trio laisse sortir avec l’éclat attendu leurs pulsions fantaisistes. S’enchaînent quelques poses-mannequins, des démarches stylisées que l’on retrouve sur les podiums lors de défilés et des jeux sous les courants d’air émis par les ventilateurs. La référence à la scène célèbre de Marilyn Monroe au-dessus de la bouche de métro dans Sept ans de réflexion revient indubitablement en mémoire.
Mais toute cette effervescence arrive assez tard dans la soirée. Ainsi, comme dénouement, nous aurions souhaité une véritable explosion cathartique pour ce Judson Church is Ringing… qui ose brouiller, malgré tout, les repères trop rassurants du conformisme.