Pendant près d’un demi-siècle, dans un geste quotidien de survivance, la Polonaise Janina Turek consigne dans des carnets les appels reçus, les gens salués au hasard, les sorties au théâtre, les repas mangés, les lettres envoyées. Un jour de l’année 1943, elle voit son mari emmené par la Gestapo. Stupéfaction. Hébétude. Dès lors, pour affronter la progression des jours, Janina note tout. Cette somme astronomique de données offre aux metteurs en scène italiens Daria Deflorian et Antonio Tagliarini la matière d’une admirable enquête sur la vie ordinaire.
748 carnets. L’inventaire d’une vie. Sur une scène presque nue, une quête de vérité apparaît, sous les mêmes traits que le portrait de cette femme, poignant d’humanité. De l’anonymat d’une existence sans fard, se révèle la voix de la dignité, délicatement singulière et grandiose. Partageant avec Janina l’entêtant désir d’élucider le réel, Deflorian et Tagliarini confient au théâtre cet impossible archivage de soi qui s’inscrit dans la grande histoire tout en lui échappant. Modeste morceau de bravoure.
Daria Deflorian + Antonio Tagliarini (Rome)
Leur collaboration artistique s’amorce en 2008 autour du spectacle Rewind, en hommage au mythique Café Müller de Pina Bausch. À la fois auteurs, acteurs et metteurs en scène, le tandem valorise des processus entre enquête et recherche théâtrale. Ils créent From A to D and Back Again (2009) inspiré d’Andy Warhol. En 2010, ils découvrent l’inventaire de la vie de Janina Turek dans un reportage de Mariusz Szczygiel, point d’impulsion du Progetto Reality dont sont issues l’installation performance Czeczy/cose (2011) et la pièce Reality (2012). Inspiré par une image du roman Le justicier d’Athènes de l’écrivain Pétros Márkaris, leur second spectacle présenté cette année au FTA, Ce ne andiamo… (2014), a été honoré d’un prestigieux prix Ubu pour l’innovation dramaturgique.
Pour leur première visite à Montréal, Deflorian et Tagliarini défendent deux pièces où la force du récit et de l’imaginaire vient irriguer d’implacables réalités reléguées aux franges de l’histoire. La modicité et le vide ambiant sont autant d’occasions d’évoquer le monde à travers eux. Ils misent sur le pacte de confiance qui les lie aux spectateurs, considérant chacun d’eux comme partie prenante de l’espace scénique. Poursuivant leur recherche sur l’époque actuelle, tous deux préparent pour l’automne 2016 Il cielo non è un fondale (Le ciel n’est pas une toile de fond).
Section vidéo
Lumières Gianni Staropoli
Collaboration artistique Marzena Borejczuk
Organisation Anna Pozzali
Accompagnement et diffusion internationale Francesca Corona
Communications PAV
Photo Silvia Gelli
Durée : 55 minutes
Tarif 34 $ à 40 $
29 mai, rencontre après la représentation
Classes de maître
Inspirés par leur prochaine création, Daria Deflorian et Antonio Tagliarini (Ce ne andiamo… + Reality) invitent les participants à mener une enquête personnelle et collective sur leur manière de communiquer et leur capacité d’être sur scène non seulement en tant qu’interprètes mais en tant qu’auteurs.
Création au Festival Inequilibrio, Armunia, le 30 juin 2012
Création avec la collaboration de Fondazione Romaeuropa, Teatro di Roma
Résidences de création Festival Inequilibrio / Armunia (Castiglioncello), Ruota Libera / Centrale Preneste Teatro (Rome), Dom Kultury Podgórze (Cracovie)
Avec le patronage de Istituto Polacco di Roma
Avec le soutien de Nottetempo (Rome), Kataklisma Teatro / Uovo Critico (Rome), Istituto Italiano di Cultura a Cracovia, Dom Kultury Podgórze Présentation en collaboration avec Carrefour international de théâtre (Québec), Théâtre ESPACE GO
Théâtre ESPACE GO
4890, boulevard Saint-Laurent
Billetterie : En ligne : fta.ca
Par téléphone
514 844 3822 / 1 866 984 3822
En personne :
La Vitrine, billetterie officielle du FTA* -
2, rue Sainte-Catherine Est (métro Saint-Laurent)
*En personne, les billets pour les spectacles présentés à la Place des Arts ne sont pas en vente à La Vitrine, mais exclusivement à la PDA.
Pour leur deuxième rendez-vous avec les festivaliers et festivalières du FTA, les artistes originaire d’Italie Daria Deflorian et Antonio Tagliarini ont écrit et dirigé une intrigante et inoubliable proposition artistique. Dans Reality, ils se donnent la réplique avec un aplomb, un humour et une tendresse qui ne faiblissent jamais avant la tombée du rideau.
Pour leur première visite en sol québécois, les deux interprètes débarquent avec un spectacle conçu d’abord au Festival Inequilibrio / Armunia (Castiglioncello). Ils traînent aussi dans leurs bagages la pièce Ce ne andiamo per non darvi altre preoccupazioni, ainsi que des classes de maître pour les participants intéressés. Si Ce ne andiamo… abordait la crise économique actuelle, comme en témoigne la critique de ma collègue Daphné Bathalon, la production Reality se penche davantage sur l’intimité et sur des brides du quotidien. Mais un peu à la manière du film Hiroshima mon amour d’Alain Resnais, d’après un scénario Marguerite Duras, le social s’immisce un peu à travers les enjeux personnels abordés. Créée à Armunia en juin 2012, la présente œuvre s’inspire d’un reportage de Mariusz Szczygiel présenté en 2011. Pendant un peu moins d’une heure, nous assistons à des confidences des deux comédiens sur la vie d’une dénommée Janina Turek, une Polonaise. Durant un demi-siècle, cette dernière a consigné dans un carnet, comme un geste ultime de survivance, des traces du vécu des gens qu’elle a côtoyé. Elle fait mention d’appels reçus de ses proches, des individus salués au hasard sur la rue, des sorties au théâtre, les repas mangés dans les restaurants ou les lettres envoyés. Tout semble au beau fixe, jusqu’à une journée en apparence comme les autres de 1943, où son mari est emmené par la Gestapo. Ce sont ces fragments d’écriture qui lui donneront la force d’affronter l’insupportable et de garder un espoir, aussi futile ou fugitif soit-il, afin de continuer sa route en l’absence de l’être aimé.
À l’Espace Go, les deux comédiens évoluent sur un plateau dépouillé, à l’exception de quelques accessoires constitués d’une table en bois, de quelques chaises et du fauteuil situé à l’arrière-scène, côté cour. Au tout début du spectacle, ils s’amusent à exécuter des chutes au sol en s’interrogeant sur la portée et la précision d’un tel geste repris en bouche à quelques reprises. Malgré la prémisse sombre du propos, une humeur souvent joyeuse teinte l’ensemble. Une connivence s’installe rapidement entre la scène et la salle. Par exemple, les allusions, entre autres, à l’opéra Aida du compositeur italien Verdi, au roman Lolita de Nabokov trouvent un écho favorable et entraînent des éclats de rire. Et qui ne prend pas un plaisir manifeste à retenir les chiffres mentionnés des trois repas (petit-déjeuner, diner et souper), des jeux de domino, des coups de téléphone donnés et reçus, des sorties au théâtre…?
De telles données mathématiques ou statistiques pourraient sembler froides ou désincarnées au premier abord. Fort heureusement, le tandem porte dans toutes les intonations de leurs voix, dans tous les muscles de leurs corps et dans les moindres petits gestes, cette matière brute qui en devient même de la musique à nos oreilles. La vie réelle se répercute ici dans toutes ses couches de fragilité et ses innombrables détails. Elle se décline autant dans le banal que dans des références à des événements politiques des années 1990.
«La beauté du monde, parfois je la cherche» exprimait Sylvie Tremblay dans sa chanson Les talons hauts. Cette beauté existe bel et bien dans les indicibles pulsions de cette Reality qui repose sur deux présences habitées du début à la fin, en équilibre sur les divers registres (de la gravité au quasi clownesque). Sans artifice, sans projections vidéo, sans apport musical, la production transpose ces frissons de courage et de résistance avec les mots, le corps et des éclairages harmonieux. L’adage less is more trouve rarement un écrin aussi concret.