On connaît tous l’histoire du légendaire Séraphin Poudrier, l’incarnation de l’avarice, l’homme en proie à la fièvre de l’or, ce qui l’a mené à sa propre perte ainsi qu’à celle de son entourage. Bien qu’écrite en 1933, cette histoire sordide trouve un écho saisissant avec la société actuelle. Car c’est aussi l’histoire du Capital : cette invraisemblable course contre le temps, contre les êtres et contre la Nature, qui vise à chosifier le monde et à en faire une quantité mesurable et échangeable.
Dans cette adaptation moderne de la figure de l’avare s’inspirant du roman de Claude-Henri Grignon, le Théâtre des Fonds de Tiroirs et le Nouveau Théâtre Expérimental tentent de jeter un peu de lumière sur cette étrange machine qui s’est emparée de nos vies, ce système sans système… Une réflexion sur le capitalisme en marche dans ce qu’il a de plus pur et meurtrier, mais aussi dans ce qu’il a de plus insidieux et séduisant.
Scénographie et costumes Romain Fabre
Conception sonore Pascal Robitaille
Direction technique François Leclerc
Direction de production Judith Saint-Pierre
Éclairages Renau Pettigrew
Production Théâtre des Fonds de Tiroirs (Québec) et Nouveau Théâtre Expérimental (Montréal)
Dates antérieures (entre autres)
Du 19 novembre au 7 décembre 2013, Espace Libre
par Francis Bernier
La saison 2014 commence en grand au Périscope avec une relecture de l'oeuvre de Claude-Henri Grignon, Un homme et son péché. Frédéric Dubois, Alexis Martin et Jonathan Gagnon ont en effet imaginé à quoi pourrait ressembler le personnage de Séraphin Poudrier transposé dans le monde d'aujourd'hui. Notre vision de l'argent a-t-elle changé? À quel point nos comportements et nos actions rigidifient-ils cette pensée selon laquelle l'argent peut tout acheter? Existe-t-il un parallèle entre l'univers du temps des Belles histoires des pays d'en haut et notre réalité actuelle? Le Nouveau Théâtre Expérimental et le Théâtre des fonds de tiroirs présentent une version 2.0 de ce conte québécois classique et « intemporel ».
C'est dans un décor épuré que l'action prend place, dans un Québec qu'on devine moderne. D'un côté de la scène, la salle à manger, et, au centre, un grand écran de télévision derrière un divan dans un espace qui fait office de salon. On se trouve dans ce qui pourrait être un loft moderne ou encore une maison luxueuse de banlieue. À l'extrémité droite de la scène, une fermette en carton géante Fisher Price d'où provient une étrange musique robotisée; une image fortement contrastante et savamment choisie par Frédéric Dubois. La transposition des différents lieux et personnages de l'oeuvre originale dans cette nouvelle forme actualisée fonctionne plutôt bien, grâce, entre autres, à une distribution habilement choisie. Sébastien Dodge réussit à éviter les clichés et la facilité dans son interprétation de Séraphin, qui, dans cette version de l'histoire, est le maire d'un village et courtier en bourse. Noémie O'Farrell, dans le rôle d'une Donalda exaltée, illumine la scène avec son jeu nuancé et bien dosé. Alexis (efficace Guillaume Baillargeon) devient ici un photographe hippie, amateur de la culture amérindienne. Il revient de l'Ouest sans jamais avoir pu oublier son amour pour la belle Donalda.
« J'ai envie maintenant de me déchirer moi-même en mille morceaux. Il n'y a plus rien qui mérite de demeurer intact » ; cette réplique de Donalda est tirée de la pièce Une Maison de poupée d'Henrik Ibsen. La symbolique utilisée tout au long du spectacle tente de faire un parallèle entre le texte d'Ibsen et celui de Grignon. Parallèle audacieux quoique brillant puisqu'il ajoute une profondeur au propos ; la pièce d'Ibsen ayant été écrite à la même époque et dans les mêmes circonstances économiques que celle de Grignon. La mise en scène léchée de Frédéric Dubois oeuvre quant à elle dans un esthétisme froid et symétrique, qui donne un ton aseptisé à la production. La voix des comédiens, amplifiée par des micros, ajoute à la sensation de distance avec les personnages et empêche l'émotion de se rendre jusqu'au spectateur. Le jeu des acteurs est solide et sans fausse note, mais la rapidité à laquelle se déroule l'action et l'histoire ne donne pas le temps d'apprécier toutes les nuances des différents personnages. Le spectacle trop court - une heure et quinze minutes - donne l'impression que la narration prend des raccourcis. On aurait aussi aimé que le propos soit davantage étoffé ; la pièce se termine en nous laissant quelque peu sur notre faim et l'impression de n'avoir effleuré que la surface de ce qui aurait pu être une brillante critique anticapitaliste moderne reste au fond de nous.
Le Nouveau Théâtre Expérimental et le Théâtre des fonds de tiroirs gagnent quand même leur pari avec une proposition originale qui revisite une histoire connue de tous. Le Québec d'aujourd'hui n'est peut-être pas si différent que celui d'antan : notre relation avec l'argent a peut-être évolué, mais elle n'en reste pas moins tout aussi destructrice.
par Daphné Bathalon
Il suffit d’évoquer le nom de Séraphin Poudrier pour que l’imaginaire collectif fasse ressurgir d’une autre époque la silhouette voûtée de cet avare grognon marié à la belle Donalda, dans la série Les belles histoires des pays d’en haut, adaptée du roman de Claude-Henri Grignon. S’attaquer à la figure culturelle de ce personnage, quasiment élevé au rang de monument historique, pour en faire une relecture moderne représente donc un défi de taille.
Le nouveau projet du NTE et du Théâtre des fonds de tiroir était en effet ambitieux, et la proposition que ces compagnies livrent à Espace libre jusqu’au 7 décembre l’est tout autant. Malheureusement, l’ambition ne fait pas tout et cette production pèche par excès de grandeur. Foisonnante de pistes de réflexion et de moments poétiques, Viande à chien se perd dans l’accumulation de bons et de moins bons flashs. Les idées qu’elle soulève sont porteuses, mais insuffisamment développées pour soutenir l’attaque en règle que mènent les auteurs, Frédéric Dubois, Jonathan Gagnon et Alexis Martin, contre le capitalisme, cette « maudite soif de l’or » qui taraude l’homme.
Selon le personnage de Séraphin, tout s’achète et se vend, même le temps. L’argent est un dieu exigeant auquel il faut tout sacrifier, mais qui enseigne de belles valeurs comme le respect, le sang froid, l’humilité et la maîtrise. Le Séraphin moderne de Viande à chien est apparemment sans peur et sans faille. Il contrôle son environnement, tout aussi beige que lui, depuis la température de la maison jusqu’au moindre détail de la vie de sa femme. Mais ce contrôle lui échappe peu à peu : la température monte, l’esprit de sa femme lui échappe, son argent le fuit... Sébastien Dodge incarne un Séraphin magnétique et saisissant, utilisant bien les effets de son micro pour moduler une voix grave et presque atone. Le reste de la distribution s’avère inégale, la Donalda de Noémie O’Farrell est par moments touchante, mais à d’autres moments son discours est si exalté qu’on ne sait plus à quoi se raccrocher. À ses côtés, le cousin de Séraphin, Alexis (efficace Guillaume Baillargeon), se transforme en photographe voyageur et bohème dont les élans amoureux pour Donalda ne sont jamais payés de retour.
Librement adaptée de l’œuvre de Grignon, Viande à chien est une pièce intelligente et astucieuse, qui glisse même quelques clins d’œil discrets à l’œuvre originale. Reste que le texte lui-même souffre d’un manque de direction, un problème que la mise en scène chargée de Frédéric Dubois accentue en multipliant les images. Tempête solaire aux conséquences magnétiques désastreuses, ferme Fisher-Price aux allures de monstre mécanique avaleur d’âmes trop fragiles, fièvre mystique et festin de homards, hallucinations, expériences humaines et drame économique... Sur scène, la chimie n’opère pas entre ces différentes idées, et l’attention du public s’éparpille dès la première moitié du spectacle.
Des séquences vidéo, sorte de faux reportages donnant la parole à des spécialistes (incarnés par Violette Chauveau, Alexis Martin et Jacques L’Heureux, entre autres), entrecoupent certaines scènes, tout en n’apportant pas grand-chose au propos. Plombée par un manque de cohésion et par de nombreux changements de tableau — chaque fois marqués par de longs temps morts où la salle est plongée dans le noir —, Viande à chien peine malheureusement à trouver sa parole.