Pour sa toute première production, le Collectif de feu reprend la pièce TRANCHE-CUL du jeune auteur Jean-Philippe Baril Guérard. La suprématie de l'éditorial dans notre société, soutenue par l'omniprésence des réseaux sociaux, soulève de nombreux questionnements. Le droit à tous d'avoir une tribune signifie-t-il le droit de tout dire sur la place publique ? Comment discuter quand l'opinion de chacun est reine ? Et qu'arriverait-il si nous transposions sur scène nos commentaires venimeux ?
Quatorze personnages montent aux barricades pour clamer haut et fort dans une succession de monologues adressés au public ce qu’ils pensent cet "autre" qui est différent de soi. Tel un miroir réfléchissant, voire même déformant, les personnages confrontent leur vision du monde et leur système de valeurs aux préjugés et autres idées préconçues des spectateurs. C’est tranchant comme un couteau bien effilé. Précis comme la pointe d’une flèche empoisonnée qui nous atteint en plein coeur.
Texte Jean-Philippe Baril Guérard
Mise en scène Angélique Patterson
Avec Ann-Sophie Archer, Vincent Champoux, Charles Fournier, Nadia Girard Eddahia, Stéphanie Jolicoeur, Marianne Marceau, Jean-Nicholas Marquis, Angélique Patterson, Annabelle Pelletier Legros
Crédits supplémentaires et autres informations
Conception : Mélanie Robinson, Mathieu C. Bernard, Jonathan Sonier, Guillaume Lévesque, Valérie Pitre
Conception graphique Guillaume Lévesque
Billet : 20$
Production Collectif de feu
Montée pour la première fois à Espace Libre, à Montréal, en décembre 2014 (voir notre critique), Tranche-cul, du virulent Jean-Philippe Baril Guérard, décortique en une quinzaine de saynètes la parole acerbe, qui tranche, celle que l'on dit tout haut et que l'on pense tout bas, enrobée d’une rhétorique implacable de l’absurde, de l’ordre établi, de l’indéniable supériorité de certains, de l’égalité qui, finalement, divise.
Du beau au laid, une femme finit par dire la vérité à propos du nouveau tableau d’une amie ; au téléphone, une femme ne comprend pas que son ami ait des sentiments pour elle ; une animatrice de radio avoue qu’elle serait en faveur de la création d’un permis de liberté d’expression, dans le but de forcer les gens à réfléchir un brin (et faire taire les autres) ; une femme pratique son discours de rupture devant sa meilleure amie ; une conférencière pousse des losers vers le haut, en leur expliquant que l’esclavagisme s’est mué en abus des consommateurs-salariés ; un homme se fâche contre sa partenaire qui réagit mal à une expérience sexuelle en ajoutant qu’il n’aime pas que les femmes n’assument pas la salope qui se cache en elles ; une secrétaire médicale explique à une patiente qui pourrait mourir avant la date de son opération la logique du système d’attente ; un homme saoul jette son mépris au visage d’une jeune écologiste ; un médecin, fatigué de s’occuper d’une patiente qui ne prend pas ses médicaments, propose à cette dernière une solution alternative beaucoup plus directe : voilà, en somme, quelques sujets abordés par l’auteur. Comportements passifs agressifs, violence verbale, fiel, suprématie de l’opinion personnelle : Tranche-cul ne fait certainement pas dans la dentelle.
Présentée par le Collectif de feu, la relecture de Tranche-cul au premier étage du Quartier de lune dans le quartier Limoilou frappe, sans pourtant mettre K.O. le spectateur. La mise en scène d’Angélique Patterson (qui joue aussi un rôle dans la production) est dans la continuité de l’esprit de Baril Guérard, en occupant toute la salle : les comédiens ne sont pas dans les loges, mais dans la foule ou au bar. Leur proximité n’est pas fortuite ; elle est essentielle au sens et à l’expérience intrinsèque du spectacle. Par contre, le jeu de la troupe n’exploite pas (encore) à sa pleine capacité l’humour cinglant de la plume de l’auteur ; des rires (francs ou jaunes) se perdent devant un jeu parfois trop réaliste. Les comédiens et comédiennes se démarquent tous à un moment ou un autre de la représentation : Marianne Marceau débute le bal de belle manière avec la description de plus en plus méprisante, mais teintée d’humour, du tableau « raté » de son amie ; Vincent Champoux, en homme ivre ou en homme qui se sent supérieur et qui adore ça, est plutôt convaincant. Charles Fournier, lors du numéro sur la sexualité d’un couple, dérange par ses idées arrêtées et sa violence soudaine, surtout en ces temps révoltants. Ann-Sophie Archer réussit à rendre crédible cette mère de banlieue qui s’emporte contre un musulman en demandant « respect aux femmes ». Stéphanie Jolicoeur nous le brise, un peu, notre cœur, alors qu’elle défend le système au détriment d’une mère cancéreuse. Jean-Nicolas Marquis étonne en un médecin sans scrupule. Angélique Patterson, pour sa part, hérite d’un personnage qui prend du temps à convaincre, essentiellement à cause de son élocution mi-enfant, mi-personne dysfonctionnelle, en prononçant chaque syllabe des mots. Le personnage devient réellement intéressant à la toute fin du spectacle, alors que ses pulsions finissent par exploser.
La scénographie de Mélanie Robinson s'avère assez simple, se résumant à des lames de métal aux murs. Peu d'accessoires sont utilisés, mais l'un d'entre eux est particulièrement bien choisi : lors du sketch sur l'animatrice radio, c'est une poubelle, à l'envers, qui sied de table... Deux moments forts de la mise en scène de Patterson frappent l’imagination : la lutte des losers qui veulent enfin prendre la tête du troupeau, baignée d’une lumière rouge sanglant, et la course effrénée dans la salle de tous les personnages qui finissent par piétiner celui de la pauvre Nadia Girard Eddahia, la tête de Turc, le souffre-douleur ou la cible de la plupart des autres personnages au cours de la soirée. Les nombreuses victimes ont ainsi un visage unique, reconnaissable, grâce à la comédienne, qui incarne silencieusement cette femme qui n'en mêne pas large.
Ce Tranche-cul du Collectif de feu amuse sans faire rire aux éclats, confronte sans être dérangeant. On sent pourtant le potentiel cinglant des comédiens, du texte, de la mise en scène ; en espérant que, comme un bourgeon maudit, la pièce, au fil des prochaines représentations, saura éclore dans toute sa noirceur.
06-11-2017