Célèbre pour la polémique qu’elle a provoquée à sa création en 1978, Les fées ont soif est une pièce de théâtre qui se démarque par la particularité de sa langue et ses importants propos féministes libérateurs. Ce classique de la dramaturgie québécoise, vendu à ce jour à plus de 100 000 exemplaires, traduit et joué en plusieurs langues, est toujours aussi vivant.
Le Théâtre du Lys bleu reprend cette pièce marquante de Denise Boucher. L’inégalité entre les hommes et les femmes demeure un fléau dans notre société moderne, une réalité contre laquelle les femmes se battent encore chaque jour. Découvrez ou redécouvrez ce classique québécois encore d’une étonnante actualité.
Dans le but de respecter le mandat et de faire honneur aux valeurs profondes de la compagnie, le Théâtre du lys bleu s’engage encore une fois cette année à remettre un dollar par billet vendu à l’organisme La rue des femmes, ce dernier vient en aide aux femmes itinérantes dans la région de Montréal.
par Olivier Dumas
Rarement une pièce de théâtre aura suscité autant de controverse au Québec lors de sa création au Théâtre du Nouveau Monde en 1978. Et pourtant, les occasions de revoir Les Fées ont soif ont été peu nombreuses au Québec comparativement à d’autres pays qui en ont présenté différentes lectures. Fort heureusement, le Théâtre du Lys bleu propose ces jours-ci une relecture respectueuse, incandescente et intemporelle.
Après une adaptation remarquée l’automne dernier au Théâtre de la Bordée à Québec par son traitement multidisciplinaire, l’œuvre la plus connue de Denise Boucher, écrivaine féministe, parolière (derrière les magnifiques Un beau grand bateau pour Gerry Boulet et Peine d’amour minable de Pauline Julien) et poétesse, revit ici sur les planches de la Métropole à la Balustrade du Monument-National. De nombreuses personnes se sont interrogées au fil des décennies sur la pertinence du texte qui avait scandalisé des groupes religieux de droite lors de son baptême scénique en plus de subir un procès retentissant. Pourtant, ses répliques percutantes sur la condition des femmes, tout comme la volonté pour les trois protagonistes de faire cesser l’aliénation anonyme pour atteindre une autonomie individuelle de désir, demeurent encore à notre époque d’une brûlante actualité.
La partition à trois voix se décline en autant d’images stéréotypées, fétichisées ou soumises du «deuxième sexe», pour reprendre les mots de Simone de Beauvoir, soit la Statue (la Sainte Vierge incarnée par Ève Gadouas), Marie, l’épouse bafouée (Marie-Ève Bélanger) et Madeleine, la prostituée (Marylin Bastien). Durant 80 minutes, leurs paroles s’entrecroisent pour témoigner de leur vécu douloureux ou pour dénoncer leurs difficultés respectives. Comme l’explique l'auteure féministe québécoise France Théoret à propos des Fées, «le dialogue entre les trois figures engage le futur». Le ton des nombreux sujets traités (comme le viol, l’avortement, la violence conjugale) se conjugue aux cris trop longtemps refoulés à l’intérieur de soi.
Si Alexandre Fecteau avait privilégié une approche éclatée à Québec, la metteure en scène Caroline Binet (qui avait dirigé admirablement Violette Chauveau dans Médée au Théâtre Denise-Pelletier en mars 2011) ose une vision plus sobre, mais très incarnée. Elle concentre la tension dramatique dans les corps et dans les réparties de ses trois interprètes qui deviennent sous ses doigts des virtuoses. Seuls quelques accessoires visibles sur le plateau (un cadre, un micro, une laveuse rouge et une chaise tournante) accompagnent les actions sans leur porter ombrage. Par ailleurs, la parole reste toujours vigoureuse, audible et souveraine. Le public entend parfaitement chacune des phrases à la charge lapidaire.
Ainsi, toute la beauté, la force et l’ampleur du résultat résident dans la force de cette écriture qui allie parfaitement le privé et le politique, l’intime et le collectif. Le texte constitue un joyau remarquable par ses assemblages de monologues, de dialogues et de chansons. Tout ce vibrant plaidoyer se façonne sous nos yeux avec un sens du rythme irréprochable. La scène de l’interrogatoire, à la fin de la pièce, où interviennent de nombreux individus évoqués par l’une ou l’autre des actrices constitue l’un des grands moments d’émotion et de réflexion sur les rapports de force et de violence encore trop présents dans nos sociétés patriarcales.
Les trois comédiennes se fondent avec une grande sensibilité dans leurs trois rôles symboliques. Ève Gadouas compose une impeccable statue qui décide après des siècles de silence de casser son moule de soumission et de résignation. Marie-Ève Bélanger compose une Marie avec les contrastes nécessaires dans son dilemme entre le désespoir passif à et le désir d’une émancipation encore incertaine. Leur partenaire de jeu et instigatrice de la production, Marilyn Bastien, saisit l’essence de son personnage complexe entre séduction et rage sans tomber dans la provocation gratuite (sauf lors de la simulation des actes sexuels).
«Je ne suis pas aux hommes, je ne suis pas aux femmes, je suis aux oiseaux», entendons-nous dans Les fées ont soif, un coup de poing au cœur et à la tête. Espérons que la production du Lys bleu lui redonne ses lettres de noblesse parmi les incontournables des dramaturgies québécoises et internationales.