Peut-on vraiment disparaître? Au Liban, dans l’effervescence du Printemps arabe, le jeune militant des droits de l’homme Diyaa Yamout se suicide, abruptement. Or, on ne le laisse pas mourir tranquille. Il est constamment ressuscité alors que sa chambre vide résonne de mille bourdonnements, où s’activent, sonnent et stridulent ordinateur, téléphone, télévision et répondeur. Affichée sur un grand écran, sa page Facebook est bientôt envahie, jusqu’au vertige, des messages tourbillonnants de ceux qui restent. S’y entrechoquent des prises de position et des questions brûlantes sur l’intime et le social, le personnel et le politique, la difficulté de vivre et la liberté de mourir.
Après un passage remarqué au FTA, en 2005, avec Biokhraphia et Looking for a Missing Employee, les iconoclastes créateurs libanais Lina Saneh et Rabih Mroué sont de retour avec une saisissante œuvre hybride, entre théâtre, installation et performance. Une pièce qui abolit l’acteur, mais bruit et rayonne de troublants effets de présence. Une expérience limite, radicale.
Nés tous deux à Beyrouth, respectivement en 1966 et 1967, Lina Saneh et Rabih Mroué ont amorcé une fructueuse collaboration artistique, au Liban, au terme de leurs études en art dramatique. Cumulant ou alternant les fonctions d’auteurs, d’acteurs et de metteurs en scène, les deux artistes créent dans la complicité de singulières œuvres performatives qui brouillent les frontières disciplinaires et font se rencontrer poétiquement les champs du théâtre, de l’installation, de la performance et de la vidéo. En prise directe avec les réalités sociales et politiques de leur pays, les créateurs cherchent à rendre compte des contradictions qui agitent la société libanaise. Dans le croisement inattendu du documentaire et de la fiction, ils font récit du réel et visent à mettre au jour des pans de vérité souvent occultés ou insoupçonnés.
Reconnu internationalement, le duo, dont chacun des membres a aussi développé une pratique artistique individuelle, crée des œuvres puissantes, troublantes, qui dépassent largement leur contexte politique d’énonciation. N’ayant de cesse de questionner l’humain et de déjouer les limites de la représentation théâtrale, leurs pièces inclassables ont été applaudies dans plusieurs grands festivals européens. En 2005, le tandem présentait au FTA Biokhraphia, une autofiction à la fois féroce et ludique, à la lisière de l’intime et du social. La même année, Rabih Mroué y offrait aussi Looking for a Missing Employee, minutieuse enquête théâtrale autour du phénomène, répandu à Beyrouth, des personnes disparues dont on ne retrouve jamais la trace.
Cette année, il présente aussi au FTA la conférence-performance, The Pixelated Revolution, un déstabilisant solo sur la fabrication et la prolifération des images à l’heure de la révolte syrienne.
Section vidéo
une vidéo disponible
Graphisme, animation et scénographie Samar Maakaroun
Assistance à la création technique Thomas Köppel et Sarmad Louis
Traduction Ziad Nawfal
Direction photographique Sarmad Louis
Photo Rabih Mroue
Rédaction Catherine Cyr
Création au KunstenFestivaldesArts, Bruxelles, le 22 mai 2012
Durée : 1h
Tarif régulier :
38 $
30 ans et moins /
65 ans et plus :
33 $
Taxes et frais de services inclus
En parallèle
Rencontre avec les artistes en salle après la représentation du 6 juin
Coproduction KunstenFestivaldesArts (Bruxelles) + Festival d’Avignon + Festival delle Colline Torinesi (Turin) + Scène nationale de Petit-Quevilly - Mont-Saint-Aignan (Rouen) + La Bâtie (Genève) + Kampnagel (Hambourg) + Steirischer Herbst (Graz) + Stage-Helsinki Theatre Festival + Malta Festival (Poznan) + Théâtre de l’Agora, Scène Nationale d’Evry et de l’Essonne + Association Libanaise pour les Arts Plastiques Ashkal Alwan (Beyrouth)
Cet événement s’inscrit dans le Printemps numérique 2014 de Montréal.
Théâtre Rouge du Conservatoire
4750 Henri Julien
Billetterie : FTA - 514-844-3822 / 1-866-984-3822
Quartier général FTA : 300, boul. de Maisonneuve Est
par Pascale St-Onge
Le rôle et l’importance de l’acteur de théâtre ont souvent été redéfinis et repensés, de façon à remettre aussi en question les critères indispensables au théâtre. Dans le spectacle 33 tours et quelques secondes, Rabih Mroué et Lina Saneh poussent cette recherche sur la théâtralité à l’une de ses limites extrêmes : un spectacle sans acteur. Les deux spectacles de Rabih Mroué présentés au FTA cette année (33 tours et quelques secondes et The Pixelated Revolution) traitent des grandes déceptions qu’a engendrées le Printemps arabe, mais aussi la responsabilité des réseaux sociaux à travers celui-ci.
Sur scène, un petit bureau est installé et tout ce qui s’y déroulera sera une manifestation de l’absence d’un homme en particulier, Diyaa Yamout. Ce nom fictif est donné pour représenter un jeune activiste libanais qui s’est enlevé la vie en 2011. Anarchiste, militant pour les droits de la personne et partisan de la non-violence, son suicide a suscité bien des questionnements à tout un entourage militant qui le suivait et croyait en lui, puisque ce suicide s’est révélé être prévu depuis au moins trois ans. Ces réactions, le public y a accès grâce aux différents appareils présents dans la pièce représentée sur scène. Une page Facebook, un cellulaire, un répondeur, un fax, une télévision, un tourne-disque ; tous ces objets continuent de vivre après sa mort. Le spectacle s’ouvre sur la touchante chanson de Jacques Brel, Le dernier repas, durant laquelle on devine facilement le jeune homme de 28 ans mettre fin à ses jours. La suite est un fil de réactions diverses de ses proches, des médias, mais aussi des autres qui se sentent soudainement interpellés par cette mort. On dit de Diyaa Yamout qu’il est le Bouazizi du Liban, cet homme dont le suicide par immolation fût à l’origine du déclenchement de la révolution tunisienne (voir Besbouss, présenté ce printemps au Quat’Sous) alors que d’autres dénoncent le geste ; bref, chacun se réapproprie le geste de l’homme selon ses préférences et c’est ainsi, sur la page Facebook de l’homme devenue un mémorial, que la vérité se dilue. Sa mort devient un événement virtuel, les médias s’emparent de son histoire pour faire du détournement d’informations. La machine politique s’enclenche et l’homme derrière le geste s’y perd ; il devient difficile pour lui de mourir en paix, et pour son entourage de vivre son deuil.
Installation ou théâtre ? La question s’impose, bien sûr, par l’absence de l’acteur qui est d’ailleurs bien pertinente. On impose au spectateur un rapport scénique très classique : lui assis confortablement dans la salle, le tout se déroulant des mètres plus loin sur la scène. L’attention portée à cette manifestation scénique est grande, l’écoute et la concentration face au moindre détail sont faciles, le tout permettant au spectateur une expérience optimale. Pourtant, il demeure une impression que l’ensemble est trop bien orchestré. Cette manifestation de l’absence est trop propre, organisée à la seconde près et cela déçoit un peu. On aurait espéré être un peu plus inclus dans la démarche. Sentiment souvent présent lorsqu’on traite de réseaux sociaux et d’espace public dans une œuvre.
Malgré tout, les questionnements demeurent sur ce qu’il advient de la mort sur les réseaux sociaux, plus particulièrement dans un cadre politique. L’individu s’efface et chacun s’en accapare à ses propres fins : voilà ce que nous démontre 33 tours et quelques secondes. Malgré une limite floue entre les éléments tirés du réel et de la fiction, on saisit facilement la réalité des révolutions à l’époque du 2.0., et certains faits moins connus du Printemps arabe. Pour compléter l’expérience, le spectateur désirera sûrement aussi assister au spectacle-conférence The Pixelated Revolution (lire la critique de ma collègue Sara Fauteux),au Musée McCord jusqu’au 7 juin, qui s’intéresse aussi à la place des réseaux sociaux dans les conflits armés, mais en Syrie cette fois.